Si la petite expo produite par l'association "Bulle en tête" n'apprendra rien aux amateurs confirmés, elle a le mérite de mettre en perspective quelques-unes des œuvres majeures de la bande dessinée de reportage.
Genre à part entière, la bande dessinée de reportage joue avec les frontières de l’autobiographie, du carnet de voyage et du témoignage. C’est une des clefs de son succès. Ses auteurs sont tantôt observateurs, tantôt témoins ; et, parfois, militants. C’est sans doute un des facteurs de leur admission au statut d’auteurs – et non pas seulement d’auteurs de BD. C’est qu’en puisant leur inspiration dans l’actualité ou dans l’histoire, voire dans la mémoire, ils ont su renouveler l’écriture graphique tout en s’appuyant sur ses codes et ses ficelles, pour nous amener à regarder le monde de façon nouvelle.
Montrer tout cela est l’objectif d’une modeste expo qui tourne, ces temps-ci, dans des médiathèques grand-parisiennes. Scénographie, ambitions et moyens limités – pas de planches inédites ni de reproductions de grande qualité – n’empêchent pas d’explorer avec intérêt quelques-unes des plus marquantes œuvres de ces dernières années.
Citons Les Carnets ukrainiens – Mémoires du temps de l’URSS, des récits témoignages que l’auteur de cette oeuvre, Igort, ne fait « que » rapporter. Ce travail de mémoire et de restitution de l’histoire est également porté par des ouvrages comme Une vie chinoise de Li Kunwu ou de l’incroyable Maus de Spiegelman.
Autres modes opératoires que permet d’explorer l’expo, le carnet de voyage en Corée du Nord (Pyongyang de Guy Delisle), l’enquête journalistique sur les dérives des systèmes bancaires et financiers (L’Affaire des affaires de Denis Robert et Yan Lindingre) ou politiques (Rural d’Etienne Davodeau ; Dol de Philippe Squarzoni) ; sans oublier bien sur le grand reportage consacré à des conflits récents en Palestine, en Afghanistan, en Tunisie (Gaza 1956 de Joe Sacco, Le Photographe d’Emmanuel Guibert, Didier Lefèvre et Frédéric Lemercier et BD Reporter de Patrick Chappatte)
On est parfois pas très loin des mécanismes narratifs de L’image manquante de Rithy Panh ou de Valse avec Bachir d’Ariel Folman, autant d’œuvres cinématographiques construites sur l’absence d’images. Qu’il n’en existe pas (celles du génocide des Khmers rouges) ou qu’elles aient été effacées du « système » de celui qui les a vécues (les massacres de Sabra et Chatila). Le dessin, qu’il soit esquisse ou document, invoque ou convoque le réel d’une manière spécifique. Mais non sans force. Cette singulière entreprise incarne à elle-seule l’essence de la bande dessinée dite «de reportage» : montrer ce qui est d’ordinaire masqué. Et ce n’est pas le plus mince des paradoxes que de rechercher, à l’âge du triomphe de la vidéo, des signes dans une image dessinée voire griffonnée…
Si la petite expo produite par l’association « Bulle en tête » n’apprendra rien aux amateurs confirmés, elle a le mérite de mettre en perspective quelques-unes des œuvres clefs qui ont à la fois renouvelé la bande dessinée comme l’écriture du reporter (cf le succès de la revue XXI). Une expo à explorer jusqu’au 30 décembre à la médiathèque Romain-Rolland de Pantin.
3 œuvres étudiées dans le cadre de l’exposition :
« Gaza 1956 » de Joe Sacco (édition Futuropolis, 2010)
Six ans de travail, plus de 400 pages pour mettre au jour un massacre perpétré par l’armée israélienne sur la population de Gaza, en 1956, et que l’Histoire a tout fait pour oublier. C’est lors d’un reportage pour le magazine « Harper’s » en 2001 que Joe Sacco se remémore une brève citation, une note de bas de page, lue dans un rapport de l’ONU. Elle parlait d’un massacre de près de 275 civils perpétré par l’armée israélienne à Khan Younis et d’une dizaine d’autres à Rafah, ville voisine, en 1956. Difficile à croire, alors entre novembre 2002 et mai 2003, le dessinateur reporter se rend à trois reprises sur le terrain afin d’établir la véracité de cette tragédie et embarque le lecteur à la recherche de traces du massacre.
« Le Photographe » de Didier Lefèvre, Emmanuel Guibert et Frédéric Lemercier (Editions Dupuis, 2010)
En 1986, le photographe Didier Lefèvre rejoint une mission de Médecins sans frontières en Afghanistan, alors en guerre contre l’Union soviétique, pour acheminer une aide médicale à travers les montagnes. Didier Lefèvre et Emmanuel Guibert nous racontent ce long périple, jalonné de rencontres et de dangers, sur la trame du reportage photographique réalisé sur place par Didier Lefèvre. À la croisée du dessin et du photoreportage, un récit poignant et profondément humain, habité de figures exceptionnelles.
« Les Cahiers ukrainiens, mémoires du temps de l’URSS », d’Igort (Futuropolis, 2010)
Après avoir exploré l’univers du polar, du jazz et des super héros décalés, Igort s’attaque à la bande dessinée de reportage avec le premier tome d’un diptyque consacré aux pays de l’ex-URSS. Il s’est rendu à maintes reprises en Ukraine, Russie et Sibérie. Les témoignages recueillis sur place révèlent un passé terrible, et un présent guère plus glorieux. Une plongée dans l’Histoire du XXè siècle qui permet de mieux comprendre ces pays qui se redécouvrent eux-mêmes
15 décembre 2015 - Pantin