Le badaud a passé la porte, inspecté la boutique, puis lancé à Jacky Ribault : « Pour ce genre de commerce, vous arrivez cinq ans trop tôt à Noisy-le-Grand ! » Puis il est reparti. Forcément, la sentence a légèrement fait frémir sa moustache, mais Jacky Ribault a l’habitude qu’on regarde ses initiatives avec circonspection. Il y a moins d’un an, également à Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis), il ouvrait Les Mérovingiens, une belle brasserie bistronomique. Déjà, les Cassandre prévoyaient le naufrage. « On est pleins tous les midis et on n’a pas fermé en août », leur rétorque Jacky Ribault.
Le 14 septembre, l’entrepreneur doublement étoilé (pour ses deux restaurants à Paris et Vincennes) a porté sur les fonts baptismaux son nouveau bébé, Suzanne et Lucien, une boucherie-boulangerie. Pour ce faire, il n’est pas allé bien loin. La boutique se situe juste en face des Mérovingiens. « Un coup de cœur, je n’ai pas fait d’études de marché », assure-t-il. De fait, Jacky Ribault a l’Est parisien chevillé aux tripes. Il le découvre au début des années 90. « Ma femme avait un appartement au Perreux (Val-de-Marne). J’y ai habité plusieurs années. J’aime beaucoup les bords de Marne : l’eau, ça m’apaise. On est à 20 minutes de Paris mais on a déjà l’impression d’être à la campagne, explique ce Breton, originaire de la région de Rennes.
Suzanne et Lucien, ce sont les prénoms de ses parents. Un couple modeste qui prenait un jour de vacances dans l’année pour emmener toute la smala – enfants et grands-parents inclus – visiter le Mont-Saint-Michel à bord d’un TUB Citroën. Son père était maraîcher dans les marchés autour de Rennes. Il y vendait aussi quelques volailles issues de la ferme familiale. Sa mère, dans sa jeunesse, travaillait dans un dépôt de pain qui faisait aussi épicerie et charcuterie. C’est ainsi qu’est née l’idée de « Suzanne et Lucien », boutique hybride qui allie boucherie et boulangerie. À bien y réfléchir, l’idée est plutôt futée. Alors que, en banlieue, les commerces de bouche rechignent encore à s’implanter par peur de ne pas avoir une clientèle suffisante et un panier moyen correct, réunir deux commerces en un peut se révéler une bonne martingale.
« Prouver que, dans le 93, on n’est pas plus débiles qu’à Paris ou que dans le 92 »
C’est vrai que la boutique envoie du bois. La décoration est issue d’un patient travail de chine, notamment aux puces de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), mené par Jacky Ribault et son épouse. Il désigne fièrement des étagères où sont rangées les conserves, une vieille table de boucher, un antique distributeur de bonbons ou encore des plaques de devanture de boulangeries gravées de motifs bucoliques. « Alain Ducasse les voulait aussi, mais j’ai réussi à les avoir avant », glisse-t-il, pas peu fier. La boucherie est tenue par Pascal Lafaye, un ancien de la Grande Épicerie et de la Maison Plisson.
Dans la vitrine, côtes de bœuf de Galice, d’Irlande ou de Normandie maturent tranquillement. La chair à saucisse, les boulettes de viande sont faites maison. « On travaille des bêtes entières », précise Pascal Lafaye qui soigne son réseau pour trouver les meilleures pièces. Côté boulangerie, c’est William Bou Antoun qui officie. « C’est un intégriste du pain, rigole Jacky Ribault. Il dort même avec son levain ! » L’artisan privilégie des farines bios et des blés avec peu de gluten. Le résultat est là : la baguette tradition est dense et croquante. Le pain au riz fond dans la bouche. Quant aux babkas et autres pompes à l’huile (tel ce dessert provençal à l’huile d’olive et à la fleur d’oranger), on en demanderait bien un supplément. Disposés sur des plaques en boutique, les croissants délicatement feuilletés nous font de l’œil avec leur silhouette bien joufflue.
« Ce qui m’intéresse, c’est de prouver que, dans le 93, on n’est pas plus débiles qu’à Paris ou que dans le 92. Les gens ici aussi ont un palais ! » Alors, certes, Jacky Ribault n’a pas fait d’études de marché, mais il a néanmoins pu dresser quelques constats : « Le Covid a rebattu les cartes, souligne-t-il. Les gens ont revisité leur territoire, ils ont envie de proximité. Et puis je vois le prix auquel a été vendu l’appartement que je louais auparavant : 1,1 million d’euros pour 110 m2 ! Les gens se décalent de Paris vers la banlieue. Il y a une clientèle bobo qui vient nous voir et n’a pas envie d’aller rue Paul-Bert à Paris pour acheter sa côte de bœuf ! »
Un concept appelé à s’étendre
D’accord, mais est-ce à dire que sa boutique ne s’adresse qu’à une clientèle gentrifiée ? À 1,60 € la baguette tradition, il est clair qu’elle se situe au-dessus du tarif moyen, tout en étant plus replète que ses concurrentes. « Le pain [vendu entier, par moitié ou au quart, NDLR] peut se conserver une semaine », souligne Jacky Ribault. Quant à la viande, « je préfère en manger une qui soit un peu plus chère mais de qualité, même si c’est moins souvent ».
Il n’est visiblement pas le seul à le penser. Dans la file d’attente de la caisse, un couple venu de Montfermeil (Seine-Saint-Denis) félicite le maître des lieux. Pour info, Montfermeil – Noisy-le-Grand, c’est 25 minutes en voiture. Cela n’arrête pas nos vaillants retraités. « On vient jusqu’ici pour vos produits ! Il faut que vous veniez vous installer chez nous aussi ! » D’ailleurs, Jacky Ribault pense à étendre son concept à d’autres villes de l’Est parisien. Il a déjà plusieurs noms de communes en tête. Histoire de mettre les papilles des banlieusards à la fête.
Infos pratiques : Suzanne et Lucien, 28, avenue Émile-Cossonneau, Noisy-le-Grand (93). Ouvert du mardi au vendredi de 10 h à 20 h, le samedi de 9 h à 20 h, le dimanche de 9 h à 13 h. Accès : gare de Bry-sur-Marne (RER A) puis 20 minutes de marche à pied ou arrêt Mairie de Noisy-le-Grand (bus 220)
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28 septembre 2022 - Noisy-le-Grand