Le printemps pointe son nez, c’est du moins le premier jour où la météo n’annonce pas d’intempéries pour la journée. Ils en ont souvent parlé au dîner, à deux doigts parfois d’ancrer la discorde au point d’en appeler l’avocat. Il n’en est rien, il y a d’autres sujets bien plus importants sur lesquels ils sont en parfaite symbiose. L’éducation des enfants en fait partie, leur transmettre le respect de l’environnement, la rareté des ressources, l’effort juste. C’était devenu un de ses moteurs pour ne plus utiliser sa voiture en semaine, et ressortir le vélo qui dormait à la cave entre deux grandes vacances. Elle s’était beaucoup émue de la dangerosité de cette envie. Elle l’avait traité de bobo inconscient. Une désapprobation tempérée par l’oeil malicieux qui accompagnait la parole.
Lasse, elle l’avait laissé faire. Aller au travail, faire les courses, se rendre aux réunions de l’association. Il ne se déplaçait plus qu’à vélo. Les enfants, l’un sur le porte-bagages, l’autre sur le cadre, partageaient désormais un moment de complicité unique, fiers d’arriver à l’école de cette façon plus exceptionnelle. Les copains de classe avaient trop chaud, ou trop froid durant les cinq cents mètres parcourus en voiture dans les bouchons.
Il avait minci, l’énergie du pédalage lui avait redonné la force pour plein d’activités. Et ce n’était finalement pas pour lui déplaire, elle qui trouvait que la routine pointait son nez, le teint si vite hâlé de son amour lui redonnait des envies. Elle s’épuisait dans les transports, la grève perlée n’avait rien d’un collier éponyme. Plutôt un joug, chaque jour, plus lourd à porter. L’hiver avait été rude et son froid pinçant, la pression de la foule entassée qui cherche à faire rentrer un anchois de plus dans la boîte en fer du métro l’avait presque fait défaillir plusieurs fois. L’odeur pestilentielle des haleines, les pieds écrasés, la promiscuité, c’en était trop.
A la faveur d’une chaleur un peu revenue, des enfants partis dans la famille pour les vacances de printemps, elle s’était résolue. Le dimanche soir, il avait passé deux heures à exhumer son vélo, resté là depuis les dernières vacances, redresser le panier un peu déformé, regonfler les pneus. La chaîne est un peu rouillée mais tourne encore bien. Les patins sont glacés et crissent quand on serre les freins.
Lundi matin
Ce lundi matin, ils sont prêts un peu plus tôt ; pas d’enfants à préparer, à mener à l’école. Ils ont même pris le temps d’un vrai petit-déjeuner, ensemble. Elle a peur : de la circulation, de son équilibre, de la vitesse, du regard des autres. Il l’a laissée parler et s’est contenté de sourire avec gentillesse. Il lui a fait retirer une couche de vêtements, qu’elle a absolument tenu à mettre dans le panier, au cas où. Elle a voulu mettre un casque, celui des enfants, trop petit et inutile. Il sait que bientôt le brushing aura plus d’importance, et que de toutes façons cela ne sert à rien.
Ils sont partis, ses premiers tours de roues hésitants, il lui a montré tout ce qu’elle ne voit pas quand elle est sous terre, il lui a fait remarquer le soleil, l’air, la végétation qui se bat pour sortir. Elle s’était rendu compte qu’au moment où d’habitude elle s’engouffre dans la bouche de métro, elle se trouvait déjà à mi-chemin. Elle s’est perçue fragile, et forte de cette liberté retrouvée. A l’instant précis où je les ai croisés, sur la coulée verte, il pointait du doigt la chicane glissante qui prétend ralentir les cyclistes. Il lui explique le danger de passer dessus. J’ai vu dans son regard toute la bienveillance qu’il lui adressait. Elle aurait pu s’étonner de la stupidité de cet aménagement, mais l’attention qu’il lui portait l’attirait davantage.
Elle recommencera
C’est sûr, elle recommencera. Peut-être pas tous les jours. Elle s’imagine la pluie. Mais elle a bien vu que cela ne l’arrête pas. Le froid. Il ne fait encore qu’une dizaine de degrés mais elle n’en ressent pas l’effet. Il n’y a que les yeux de son amour, de son vélo qu’elle suit avec délice. A ce moment précis, j’ai été tenté de leur conseiller d’investir simplement dans un spad plus adapté, et comprenant qu’au fond ce qui comptait c’était leur complicité retrouvée, j’ai filé.
PS : si vous n’avez pas de chéri(e), vous trouverez sur Bus cycliste foison de gentils vélotaffeurs disposés à vous accompagner dans votre nouvelle vie.
PS bis : il n’y a pas de sexisme genré dans cette fiction. Elle est écrite dans ce sens à cause de l’anecdote qui l’a provoquée. C’est un pur hasard, et je suis convaincu qu’en fait cela se produit plutôt dans l’autre sens. Cela étant dit…
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13 juin 2018 - Paris