Culture
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L’amur fou de Vitry pour le street art

En à peine 10 ans, les rues de la ville du Val-de-Marne sont devenues l'une des galeries street art de référence dans le monde. Retour sur les origines de cette fièvre créatrice alors que samedi 10 juin aura lieu la première marche sur le futur Sentier street art Arcueil-Paris-Vitry.

Vitry, Mecque du street art / © Jean-Fabien Leclanche

Le risque de torticolis est grand lorsqu’on débarque à Vitry, la ville du Val-de-Marne devenue en moins de 10 ans une galerie à ciel ouvert. Sur le trajet d’environ un kilomètre entre la gare du RER C et l’église Saint-Germain, sur la place du marché, des dizaines d’œuvres ornent les murs, les portails de pavillons, les devantures de magasins, jusqu’aux armoires EDF et les portes de garage.

Dès la descente du train, on est accueilli par un robot franchouillard, baguette sous le bras et coiffé d’un béret, peint par l’italien Pixel Pancho en 2010 sur un pan entier d’immeuble. A 30 mètres de là, les bureaux de la Gare au théâtre, haut lieu culturel local, sont décorés d’une fresque psyché posée en 2015 par Bebar, valeur sûre de la scène vitriote. Contre l’une des entrées de la gare, une boîte aux lettres jaune est recouverte de plusieurs petits portraits signés C215, dont les pochoirs sont connus dans le monde entier. Peints en 2010, ces dessins ont été laissés intacts par La Poste. Et épargnés par les autres artistes, signe qu’à Vitry, le street art est chez lui. Ce qui n’a pas toujours été le cas. Brok, l’un des premiers graffeurs de Vitry, se souvient : « Au début des années 90, nous étions un tout petit groupe à faire du graffiti dans le quartier industriel des Ardoines, entre la voie ferrée et la Seine ; c’est un coin de friches industrielles, d’usines et d’entrepôts. C’est là qu’ont commencé Stiby, 3HC, Babs… Jusqu’aux années 2000, Vitry était une ville de rap, de hip hop et de graf’. Pas de street art.» Les quelques fresques visibles étaient le fruit de commandes d’associations de quartier ou d’équipement sportifs municipaux.

Boîte aux lettres peinte par C215 à Vitry /  © Jean-Fabien Leclanche

Quand une ligne de bus devint la première galerie street art de Vitry

Tout a changé du fait d’un hasard de la vie. D’une rupture amoureuse. En 2008, Christian Guémy, alias C215, déménage à Vitry pour rester près de sa fille, désormais installée avec sa mère à Ivry-sur-Seine, la commune voisine. « Une de mes premières interventions a été de peindre des petits pochoirs le long du trajet du bus 132, qui relie Ivry et Vitry. C’était un bus que je prenais très souvent. Mon idée était d’embellir ce trajet presque quotidien. »

C215 peignait depuis le milieu des années 2000. Il posait des sujets figuratifs au pochoir au Châtelet, à Beaubourg et dans le XXe, évidemment sans aucune autorisation. « Tout ce que je peignais était immédiatement effacé. A l’époque, le street art était mal vu, assimilé à du vandalisme. Quand je me suis installé à Vitry, je rentrais du Brésil où j’avais découvert la Vila Madalena [un quartier street art de Sao Paolo, ndlr]. Je connaissais également le festival Kosmopolite de Bagnolet [aujourd’hui disparu, ndlr]. Il y avait des graffeurs très actifs à Vitry avant mon arrivée, notamment dans le quartier Balzac. Ce qui a changé avec moi, c’est quand j’ai commencé à intervenir dans le centre-ville, pas sur des grands murs mais partout. J’ai tout de suite vu qu’il existait un énorme potentiel pour booster Vitry avec du street art. »

Vitry / © Jean-Fabien Leclanche

A Vitry, le 1% culturel fait une place au street art

Le hasard veut que C215 se soit installé dans une ville particulièrement sensible à l’art contemporain et à sa promotion dans la rue. En face le Mac Val, premier musée d’art contemporain ouvert en banlieue parisienne en 2005, trône une sculpture gigantesque de Dubuffet grâce au 1% culturel, qui consiste à consacrer 1 % du budget dédié à la construction d’un bâtiment public à la réalisation d’une œuvre d’art. Depuis 50 ans, grâce à ce dispositif, la mairie installe une à trois œuvres par an de telle sorte que Vitry présente la troisième plus importante collection d’art contemporain sur l’espace public après Paris et Grenoble. Au total, on compte plus de 140 réalisations dont certaines signées Adami, Sonia Delaunay, Fromanger, Dubuffet, Ernest Pignon Ernest ou encore Rancillac.

Peu de temps après que C215 ait commencé à peindre dans la rue, la mairie lui passe un coup de fil pour l’encourager à continuer. Dans la foulée, le journal municipal publie un papier pour expliquer aux habitants sa démarche. Emmanuel Posnic, co-directeur de l’action culturelle à Vitry, souligne que, même si la ville ne soutenait pas le street art, la municipalité a « tout de suite compris que C215 n’était pas un artiste comme les autres. » Et décidé de l’appuyer. Ce que confirme l’intéressé, qui précise que lorsque des responsables municipaux l’ont appelé pour lui demander ce qu’ils pouvaient faire, il leur a répondu de ne surtout pas bouger. Il fallait que le street art reste spontané. 

Vitry, Mecque du street art / © Jean-Fabien Leclanche

2009-2013, les années fastes

Encouragé tout en restant libre, C215 commence à envahir le centre-ville avec ses pochoirs, dont beaucoup sont toujours visibles. Il invite des amis, des artistes venus du monde entier. Organise en 2010 plusieurs « jam session », des week-ends entiers dédiés à la peinture. Emmanuel Posnic s’en souvient avec délectation : « 2010 a été une année incroyable. On redécouvrait la ville le lundi matin, des coins entiers avaient été peints. On a connu quatre années de création incroyable. La ville a été littéralement recouverte entre la gare du RER et l’église. »

A partir de 2012, Vitry explose sur la scène street art. Les anciens graffeurs vitriots se mêlent avec plus ou moins de facilité aux nouveaux venus et à leur chef de file  C215, qui rend Vitry très médiatique. Graffeurs et street artists produisent quelques fresques ensemble, dont celle, emblématique, qui associe les signatures de Brok et de Christian Guémy, à deux pas de la gare. Des talent locaux émergent, à l’image de Bebar, Meushay et Avatar, tandis que des artistes internationaux se joignent également à ce concert picturale. Brok se rappelle : « Entre 2010 et 2012, avec l’arrivée de C215, c’est l’explosion, des gens viennent de partout pour peindre à Vitry. De la gare RER à l’église, la rue devient une galerie à ciel ouvert.  En quelques mois, Vitry s’est transformé en un terrain de jeu, un cahier d’esquisse pour les artistes du coin… et ceux du monde entier. »

Cette effervescence ne va pas sans quelques frictions. « Il a fallu concilier les démarches des artistes, détaille Brok. Il y avait ceux qui venaient juste parce que peindre était autorisé. Et puis il y avait ceux qui prenaient le temps de regarder la ville, de s’inscrire dans un territoire, de peindre pour les habitants. Tout le monde n’était de toutes façons pas au même niveau sur le plan artistique. On avait des pros et des amateurs, deux mondes qui ne se côtoient pas toujours facilement. »

Il y aussi la différence, parfois conflictuelle, entre les graffeurs et les street artistes, entre ceux qui ne peignent que dans la rue, et ceux qui vendent en galerie. Après l’explosion des premières années, vient le temps d’une certaine lassitude, notamment pour C215. A partir de 2013, il déplace une partie de son atelier à Ivry. Et depuis 2015, il est de moins en moins sur le terrain à Vitry. Sa peinture « y  est moins spontanée », de son propre aveu. En fait, il est saturé, épuisé par ces années exubérantes mais prenantes.

Vitry, Mecque du street art / © Jean-Fabien Leclanche

Vitry, terre de liberté 

Avec le recul, C215 pense que la liberté fait la singularité de Vitry, sa richesse mais aussi sa fragilité. La comparaison avec le 13e arrondissement de Paris, autre lieu majeur de la scène street art, lui semble particulièrement significative. « Paris 13 est un projet culturel très pensé, mûri, alors que celui de Vitry est assez anarchique. Paris 13, c’est un programme gigantesque de muralisme, avec un important engagement des bailleurs sociaux et de la municipalité, qui exerce une forme de curation artistique à l’échelle d’un quartier. Alors qu’à Vitry, on peut peindre n’importe où ou presque, et l’on a souvent des œuvres plus fragiles. Vitry est une terre de street art désordonnée. »

Pour Jean-Philippe Trigla, qui a créé Vitry’n urbaine, association de promotion du street art, « ce qui est magique à Vitry, c’est que l’on n’a pas besoin d’une grosse organisation pour peindre. Tout se passe par le bouche-à-oreille, des artistes demandent des murs via Facebook, et des associations locales les relaient auprès des propriétaires, publics ou privés, qui donnent en retour leur accord. » Mais le Vitriot en convient, le repli de C215 a entraîné une baisse qualitative et quantitative des créations. Une baisse provisoire, selon lui, qui rend nécessaire « que la mairie s’engage à la fois dans un effort de soutien de la création, et d’entretien des œuvres réalisées. »

Vitry, Mecque du street art / © Jean-Fabien Leclanche

Les œuvres vieillissent, elles aussi.

Brok, lui, dresse un premier bilan des artistes qui ont marqué la ville .« Il y a les graffeurs locaux, comme Bebar, Bas, Takt, Tacos. En street art, C215, Andrew Wallace, Dash, qui vient du 94, le marseillais Bandi. Et des étrangers comme les Italiens Pixel Pancho et Peeta, l’allemand MadC et le Belge Roa. » Le graffeur aimerait maintenant « que l’offre soit plus structurée car Vitry doit être belle. Il faut être attentif à ce que le niveau ne baisse pas. Il faudrait une curation artistique à l’échelle du territoire ».  Et ce d’autant plus qu’apparaît un nouveau sujet, le vieillissement des œuvres.

La mairie le confirme. Pour la première fois, elle va procéder à une consultation des artistes et des associations, et à un recensement des œuvres. Après des années de laisser-faire bienveillant, Emmanuel Posnic pense que la ville doit « avoir un discours sur le street art, penser à des projets de médiation culturelle, se poser la question de la politique de commandes publiques. Surtout, vient le temps de la conservation : pouvons-nous nous permettre de ne pas conserver des œuvres « repérées » et qui commencent à vieillir ? »

Pour C215, « dix ans ou presque d’intervention sur les murs de Vitry, cela pose des questions de conservation, de sélection même. » Il reste toutefois stupéfait et émerveillé que « la population de Vitry soit toujours aussi enthousiaste. Vitry est la seule ville de France qui a aussi massivement accueilli et autorisé des artistes à peindre. En toute liberté. » La preuve ? Quand on demande à Jean-Philippe Trigla, qui connaît sa ville comme sa poche, combien d’œuvres en ornent les murs : « Aucune idée… qui peut répondre à cette question ? »

 

Pour découvrir l’intégralité du reportage du photographe Jean-Fabien Leclanche à Vitry, parcourez son album Walk in the art side

Plus d’infos sur la 1ère marche ce 10 juin sur le Sentier street art du Grand Paris Arcueil-Paris-Vitry sur Facebook

Vitry, Mecque du street art / © Jean-Fabien Leclanche