Laurent Chalard, géographe
Dans chaque région, depuis plusieurs décennies, on constate un foisonnement culturel autour des productions locales, que l’on regroupe sous le terme « régionalisme ». Ce phénomène se vérifie dans le monde de l’édition avec un succès croissant pour les rayons spécifiquement consacrés à cette thématique dans les librairies, la prolifération de petits éditeurs valorisant les écrivains du terroir et l’histoire locale (comme Geste Editions en Poitou) et la parution de revues thématiques (Les Saisons d’Alsace, Patrimoine Normand, Pays du Limousin, Vents du Morvan…). On assiste également à un engouement pour les arts et traditions populaires avec la mise en valeur dans des musées ou dans le cadre d’expositions temporaires des coutumes des provinces d’Ancien Régime (Alsace, Berry, Bretagne, Maine, Provence…) ou encore la création de nombreux festivals remettant au goût du jour le passé (mythifié il est vrai).
Or, dans le Grand Paris, cette vogue régionaliste paraît totalement inexistante, la production culturelle se concentrant sur Paris intra-muros et sa proche couronne, mais nullement sur l’ensemble du territoire métropolisé, correspondant grosso modo à la région Île-de-France. L’identité francilienne ayant du mal à émerger, étant cannibalisée par la ville-centre, il n’existe aucune librairie régionaliste dédiée uniquement à l’Île-de-France, et les rayons consacrés à la région dans les librairies font la part belle à Paris intra-muros.
Une histoire plurimillénaire
De même, aucune revue de grande diffusion, si ce n’est dans le domaine de l’urbanisme, ne couvre l’ensemble du territoire régional, les passionnés d’histoire devant se contenter de Paris Patrimoine, dans un contexte où le glorieux passé de l’Île-de-France, en particulier médiéval, n’est guère mis en avant. Pour terminer ce triste constat, la région n’a pas son festival des Vieilles Charrues ! Pourtant, le Grand Paris, et plus globalement la région Île-de-France, ont une histoire plurimillénaire et sont constitués de l’assemblage de différents pays aux noms bucoliques (Brie, Goële, Hurepoix, Multien, Parisis, Yveline) qui avaient une identité propre avant d’être rattrapés par l’urbanisation.
En guise d’illustration, prenons l’exemple de la Brie. Ce vaste plateau, célèbre pour son fromage, qui s’étend sur une large part de la Seine-et-Marne et les franges du Val-de-Marne, apparaît comme un territoire sinistré culturellement (Marne-la-Vallée et Fontainebleau exceptées), où la production intellectuelle est aujourd’hui proche du néant depuis la disparition de l’éditeur Christian de Bartillat en 2010, qui était localisé en Multien mais publiait des ouvrages sur l’ensemble des pays du département de Seine-et-Marne. Il est très difficile aujourd’hui pour le Francilien cherchant des ouvrages sur ce territoire de trouver quelque chose digne d’intérêt, les centres commerciaux qui y prolifèrent ne proposant qu’une offre généraliste semblable à tous les autres magasins du pays, alors que les élites intellectuelles de ces territoires ont tendance à disparaître, ne résistant pas à l’attraction parisienne.
En conséquence, qui a entendu parler de Jehan de Brie, l’auteur du Bon Berger ou le vray régime et gouvernement des bergers et bergères, un ouvrage paru en 1379, considéré comme étant le premier traité d’agriculture en français, évocateur de ce que fut l’activité dominante de ce plateau à l’époque ? Qui sait que le château de la princesse de Clèves de Madame de Lafayette, roman si cher à un ancien Président de la République, a été inspiré par le château de la Duchesse de Longueville, désormais en ruines mais dont subsiste un splendide parc romantique et un musée abritant une magnifique grotte aux coquillages à Coulommiers ?
Favoriser la création d’un éditeur régionaliste
Pour rompre avec cette méconnaissance du territoire régional, il est temps que les différents acteurs culturels, économiques et politiques du Grand Paris se fédèrent pour aboutir à la mise en place d’une véritable politique culturelle régionaliste francilienne. Il s’agit pour de nombreux territoires de banlieue et de l’espace périurbain à l’identité malmenée de se réapproprier leur histoire, en rappelant qu’il existait quelque chose avant l’urbanisation massive du XXe siècle. Dans ce cadre, plusieurs actions devraient être menées prioritairement.
La première est la création d’un éditeur régionaliste, bénéficiant du soutien du conseil régional, qui publierait ou republierait des ouvrages, aujourd’hui bien souvent introuvables, couvrant l’ensemble des territoires franciliens, aussi bien au nord et au sud, qu’à l’est et à l’ouest, aussi bien en proche banlieue que sur les franges périurbaines. Toutes les thématiques devraient être couvertes, de la monographie locale au roman policier, en passant par le street art ou les livres à caractère scientifique.
Une deuxième action concernerait l’instauration d’une librairie à caractère régionaliste, localisée dans une banlieue accessible au dynamisme culturel certain, dans laquelle on pourrait retrouver l’ensemble des ouvrages sur la région. Une troisième action porterait sur la publication d’une revue patrimoniale trimestrielle disponible dans tous les kiosques de la région, mais aussi dans le reste de la France. Enfin, une dernière action pourrait être la mise en place d’un comité de réflexion visant à imaginer un festival grand-parisien à portée internationale, s’inspirant du passé médiéval, sorte d’âge d’or régional, époque qui a vu naître l’un des mouvements artistiques majeurs de l’histoire de l’humanité, l’art gothique.
Pour terminer cette ode régionaliste, méditons sur ces vers de Jehan de Brie concernant le célèbre fromage, que l’on peut retrouver sur le site internet des archives de la Seine-et-Marne :
Mon doux cœur, je vous envoie
Amoureusement choisi pour moi
Le Brie de Meaux délicieux
A lire : Grand Paris, un nom en quête d’identités
15 décembre 2019