Comment a démarré votre collection de cartes postales sur les HLM ?
Renaud Epstein : Je dirais qu’il y a eu trois phases dans la constitution de cette collection. La première démarre en 1994. Je prépare alors un DEA sur un quartier de Roubaix (Nord). Entre deux rendez-vous, je patiente dans un café, un de ceux où, à 9 h 30, les habitués boivent des choses que j’ai du mal à avaler à 23 h. Il y a là un présentoir avec des cartes de vœux défraîchies mais aussi des cartes postales du quartier. On ne s’attend pas vraiment à trouver des cartes représentant ces lieux habituellement dévalorisés. J’en achète une. Plus tard, au gré de mes missions, cela devient un rituel. J’achète ces cartes qui évoquent le quartier où je me trouve. La seconde phase est une phase que je qualifierais d’accumulation. Quand il y a une brocante ou un vide-grenier, je me mets à rechercher ces cartes postales. Le troisième temps survient en 2003 : la loi Borloo programme la démolition d’un certain nombre de ces grands ensembles. Cela me stimule encore plus. Il s’agit pour moi de conserver la trace d’un monde qui a déjà disparu mais dont la loi signe la disparition matérielle. En 2014, je démarre sur Twitter la série « Un jour, une ZUP, une carte postale » où je poste chaque jour une carte de ma collection. Et, assez rapidement, je vois que ça prend. Je reçois des commentaires d’anciens habitants, mais aussi d’élus, de responsables de HLM… Aujourd’hui, j’ai une collection d’environ 3 000 cartes.
Comment va émerger cette production de cartes postales ?
Cela pose à la fois la question de la production et de la demande. Il faut se rappeler l’ampleur de ce qu’a été la production de cartes postales jusque dans les années 60 en France. Certes, l’âge d’or, ce sont plutôt les décennies 1900-1920, mais cela se poursuit ensuite. La carte postale, c’est quand même ce qui fait tourner les machines des imprimeurs quand on n’a pas de commandes. On a, par exemple, Jean Combier qui crée sa société à Mâcon en 1914. Il cartographie littéralement toutes les communes françaises. Et, après la Deuxième Guerre mondiale, il rachète d’anciens avions américains pour réaliser ses vues aériennes. Côté demande, n’oublions pas que, dans les années 50-60, ces quartiers transforment les villes et participent de la fierté locale.
À qui sont destinées ces cartes postales ?
Qui emménage dans ces nouveaux quartiers ? Beaucoup de ruraux déracinés. La carte postale permet d’envoyer au « pays » l’image de l’endroit où on s’est installé ; elle témoigne de sa modernité. Et puis elle remplit alors la fonction du SMS actuel : c’est le moyen de communication le moins cher et le plus rapide avec deux levées postales par jour.
Ce qui frappe, sur ces représentations des quartiers, c’est l’absence de personnes dans ces lieux…
Ce n’est pas propre aux cartes postales représentant les grands ensembles. Regardez n’importe quelle carte postale du Parthénon, vous le verrez toujours vide – ce qui, dans la réalité, est rarement le cas ! C’est donc lié à une approche très paysagère des lieux. Ces clichés dénotent une fascination pour le bâti. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la vue aérienne est très prisée. Du coup, logiquement, la présence humaine a tendance à disparaître.
On parle du recto de ces cartes, mais il y a aussi le verso. Que nous disent les textes de ceux qui les écrivent mais aussi de ceux qui les reçoivent ?
Ces cartes disent des choses des Trente Glorieuses. Elles montrent que ces quartiers sont intégrés à la France et racontent le lien avec le reste du territoire, justement. Il y a, sur le recto pour le coup, le caractère récurrent de la petite croix pour désigner l’appartement où l’on vit. Le verso dit aussi les congés payés et le retour de vacances, d’où le titre du livre : On est bien arrivés. Ce qui est fascinant aussi, c’est le nombre de cartes qui servent à répondre à des jeux-concours. Cela parle de l’importance de médias très populaires comme Europe 1 ou RTL. Il y a une culture de masse comme il y a un logement de masse.
Il se dégage de certains clichés une forme d’étrangeté. Presque un sentiment de monde parallèle, de quartier témoin…
Parce que notre regard s’inscrit dans le temps et dans l’espace. Ces cartes suscitent des émotions très différentes selon la personne qui les regarde. Depuis vingt ans, on relève une dégradation de l’image des quartiers dans les discours avec, notamment, cette idée de « quartier ghetto ». Ces cartes postales permettent de percevoir autrement ces lieux, de réintégrer ces quartiers dans une histoire longue. Car ils font partie de l’Histoire de France.
Infos pratiques : On est bien arrivés de Renaud Epstein. Éd. Le Nouvel Attila. 144 p. 18 €. Disponible à partir du 11 février en librairie et sur Librest, Paris Librairies, Amazon et La Fnac. Rencontre avec Renaud Epstein le 11 février à 20h à la librairie Le Genre urbain, 60 rue de Belleville à Paris (20e). Réservation obligatoire sur librest.com
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10 février 2022