Le dimanche 16 septembre vous organisez une transhumance ouverte à tous (détails et inscription à la fin de l’interview) de la Villette à La Courneuve en passant par Aubervilliers et Saint-Denis. Quel est le sens de cet événement ?
Julie Lou Dubreuilh et Guillaume Leterrier. En marchant de la Villette à la Ferme urbaine de Saint-Denis, nous allons montrer que la “ville béton” est en réalité nourricière pour les animaux, et que des formes d’agriculture urbaine inattendues sont possibles. Cet événement, organisé dans le cadre des premières Rencontres agricoles du Grand Paris [les Rencontres agricoles du Grand Paris vont se dérouler de mi-septembre à fin juillet à l’initiative d’Enlarge your Paris, de la Métropole du Grand Paris et des Bergers urbains. Programmation bientôt disponible, NDLR], nous permettra d’annoncer le grand projet de l’été 2019, une traversée de la métropole avec les moutons pour relier des lieux d’agriculture urbaine et rencontrer tous ceux qui rêvent d’une ville plus verte, dont l’activité paysanne ne serait plus exclue.
Qu’est-ce que c’est un berger urbain ? A quoi ça sert ?
Nous sommes bergers urbains parce que nous pensons que lorsque l’homme rencontre l’animal, il devient plus humain. Quand les gens croisent un troupeau, ils ralentissent, prennent l’allure des bêtes. Ça les fait réfléchir à leur propre rythme, à leur quotidien. Un troupeau en ville, ça apporte de l’humanité et de la liberté.
Vous êtes donc devenus bergers par philosophie ?
Nous sommes devenus bergers en ville car nous pensons que l’animal y a toute sa place. Jusqu’au milieu du XXe siècle, toutes les villes, toutes les capitales ainsi que leurs banlieues étaient peuplées d’animaux, notamment pour le lait. L’invention du réfrigérateur a brutalement coupé ce lien millénaire, comme à Paris où la dernière exploitation laitière a fermé en 1969. Et petit à petit, en perdant tout lien avec la production de notre nourriture, nous sommes devenus étrangers à ce que nous mettons dans notre assiette. C’est pour cela que nous voulons recréer une relation avec l’animal, lien brisé par l’industrialisation de l’agriculture et sa relégation loin des villes.
Parce que vos moutons, vous les mangez ?!
Nous mangeons quelques bêtes, notamment pour réguler le troupeau. Il y a beaucoup de naissances… C’est la base du contrat de domestication plurimillénaire entre l’homme et l’animal d’élevage : on nourrit, on protège, on apporte du soin et de l’affection en échange de la possibilité de prélever du lait, de la viande et de la laine. Ensuite, tout est question de proportions. Quand on passe du stade artisanal de prélèvement à l’échelon industriel, on rompt le pacte.
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Quel est le quotidien des animaux ?
Afin qu’ils pâturent, nous les sortons chaque jour de la ferme qui se trouve dans un parc départemental de plusieurs centaines d’hectares, celui de La Courneuve (Seine-Saint-Denis). Comme nous existons depuis sept ans, nous avons compté que nous avions fait plus de 2.500 sorties. Et régulièrement nous organisons des transhumances, passant d’une commune à une autre, d’une zone de pâturage à une autre. De la même manière que les bergers ruraux emmènent leurs animaux de vallée en vallée. Cela permet aux animaux d’aller d’un champ de luzerne à un champ de trèfles ou de plantin, de trouver en se déplaçant toute la diversité végétale dont ils ont besoin pour être en bonne santé.
La biodiversité est-elle suffisamment riche dans le 93 ?
Tout à fait ! Parfois on tombe sur de l’herbe pure, du gazon. Parfois on tombe sur un champ de luzerne ou sur une prairie libre. En ville la nature est là, on n’a juste pas appris à la voir. En passant de parcelle en parcelle, les animaux composent leur menu. Si on les laisse toujours dans le même pré, ils mangent toujours la même chose. A chaque fois que les moutons débutent une sortie ou une transhumance, ils passent la première demi-heure à aller chercher les plantes dont ils ont envie ou besoin pour se soigner. En fonction ce que mangent les bêtes, on voit celles qui ne vont pas bien. Et notre pharmacopée est aussi dans la nature. Comme nous entrons dans l’automne, c’est le retour des vers parasites. Nous favoriserons donc le pâturage des ligneux car ces plantes permettent de prévenir la prolifération des vers. Avec la transhumance, l’animal révèle la biodiversité urbaine et permet d’en tirer parti.
Les moutons en ville permettent donc de tirer profit autrement des espaces verts…
Bien sûr ! Pourquoi ne pas les voir aussi ces espaces verts sous le prisme de l’agriculture urbaine ? C’est notre idée de la “gestion paysanne”, qui met en lumière un potentiel insoupçonné de la ville.
Cela fait des moutons des auxiliaires des jardiniers, des « tondeuses écolo »…
En pâturant, ils taillent les haies, régulent les pelouses. A l’inverse des chèvres, qui mangent tout, les moutons ne consomment que les parties les plus vertes des haies et des prairies. Ce sont effectivement des jardiniers mais aussi des paysagistes puisqu’ils interviennent sur l’espace public. En réalité ils sont bien plus que ces « tondeuses vertes » auxquelles ont les réduit parfois.
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Et qu’en pensent les habitants que vous croisez lors des transhumances ?
Pour les 200 nationalités présentes à Plaine Commune [intercommunalité qui regroupe 9 villes dont Aubervilliers, La Courneuve, Saint-Denis, Saint-Ouen et Stains, NDLR] le mouton est très évocateur, très positif. On trouve des moutons dans le monde entier comme en Chine, au Maghreb, au Mali, en Europe de l’Est et du Sud. C’est un patrimoine commun à tous les peuples. Et les bergers sont partout symboles de liberté. Cela se vérifie au nombre de sourires et d’anecdotes que l’on nous raconte quand le troupeau se déplace en ville. L’agriculture urbaine, le mouton en ville, créent du lien. C’est aussi cela que nous cherchons. Nous passons d’une cité à une autre, voisine mais pas forcément amie. Cela créée des relations, même fugaces. En nous suivant, les « bobos » parisiens découvrent des quartiers que les chaînes d’info en continu caricaturent en «no-go zones ». Les moutons en ville, c’est une utopie en mouvement.
Pouvez-vous nous en dire plus sur la figure du berger ?
Dans les sociétés rurales, le berger est un symbole de liberté, il a toujours été libre de se déplacer, d’aller partout. C’est aussi celui qui fait le lien entre les villages des différentes vallées. Au Maghreb, c’est celui qui traverse le désert. C’est le porteur de nouvelles. Dans l’environnement urbain, le berger revalorise cette liberté d’aller que l’on perd petit à petit en ville avec les grilles, les normes, la « résidentialisation » des quartiers. En passant avec nos moutons à travers une ville qui n’a pas été pensée pour cela nous ouvrons des passages, des circulations, nous recréons de la liberté.
Les pouvoirs publics sont-ils d’accord avec cette vision ?
Pour les autorités, le concept du pâturage en ville ne va pas toujours de soi. Les lois et les normes datent de l’époque hygiéniste, à la fin du XIXe siècle, avec notamment l’idée que les animaux n’avaient plus leur place en ville pour des raisons de propreté et de salubrité. Mais les temps ont changé et les maires des communes où nous pâturons ont vu que tout se passait bien. Il faut dire que nos moutons traversent dans les clous, s’arrêtent aux feux rouges et marchent sur les trottoirs. 90% de nos brebis sont nées dans le 93, elles sont complètement adaptées à l’environnement urbain. On peut même dire que nous sommes en train de créer un terroir made in Plaine commune. Tout cela est devenu une source d’étonnement et d’étude pour les scientifiques (CNRS, INRA…) et même pour des bergers ruraux qui viennent en stage chez nous.
Du coup, vous rentrez dans le paysage de banlieue ?
Nos moutons sont devenus une espèce de légende urbaine entre Aubervilliers, Saint-Denis et La Courneuve. Les gens en parlent parfois sans même les avoir jamais vus. Tout le monde sait que le troupeau existe, qu’il passe régulièrement. Il y a même des phénomènes d’identification. Puisque au tout début on a commencé à pâturer le long du canal Saint-Denis, aux Francs-Moisins [un quartier populaire de Saint-Denis, NDLR], ses habitants considèrent que c’est “leur” troupeau. Alors que nous avons quitté le quartier depuis cinq ans ! Nous pâturons régulièrement dans le parc des Portes de Paris, un quartier de bureaux et de commerces à Aubervilliers. Les salariés attendent le passage des bêtes et ils nous font des remarques quand ils trouvent que nous ne venons pas assez souvent. En fait, le déplacement du troupeau rythme la ville, marque les saisons.
Infos pratiques : Transhumance avec le collectif des Bergers urbains le dimanche 16 septembre de la Villette (19e) à La Courneuve (93). Départ à 14h depuis le parc de la Villette sur la pelouse située entre la Géode et le canal de l’Ourcq. Arrivée à La Courneuve à 18h. Inscription gratuite et obligatoire sur Eventbrite
Les Bergers urbains :
Guillaume Leterrier
Développeur territorial en économie sociale et solidaire, Guillaume a été chargé de mission Jardins partagés à la Ville de Sevran. Co-fondateur et administrateur successif de plusieurs associations d’agriculture urbaine en Île-de-France depuis 10 ans (Clinamen, Tema la Vache, la Ferme du Bonheur), il a aussi été adjoint du chef du service « Territoires urbains » chargé de la vie fédérative pour la Ligue de l’enseignement 92 pendant 8 ans.
Julie-Lou Dubreuilh
Architecte de formation, Julie-Lou a exercé pendant plusieurs années comme chef de chantier gros œuvre dans le BTP. Elle maîtrise les techniques de construction simple et économe (recyclage de matériaux), particulièrement adaptées aux infrastructures d’agriculture urbaine. Ella été formée à la « concertation par l’action » grâce à son investissement dans l’association le Bruit du Frigo à Bordeaux puis au contact de l’architecte Patrick Bouchain.
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3 septembre 2018 - La Courneuve