Société
|

Le peuple des marcheurs du Grand Paris, de la marche des femmes de 1789 au marathon de 2024

L’une des marches organisées par Enlarge your Paris dans le Grand Paris / © Jérômine Derigny pour Enlarge your Paris

Dans le cadre du Randopolitain, organisé par Enlarge Your Paris avec Transilien SNCF et la Fédération Française de la Randonnée pédestre en Île-de-France, la botaniste et docteure en littérature Marianne Roussier du Lac s'est intéressée à notre rapport à la marche au fil des siècles. Dans cette première chronique, elle évoque le récits de marches collectives, notamment celles initiées par les femmes.

Marianne Puig, botaniste et docteure en littérature

Animaux sociaux et de surcroît bipèdes, nous marchons en bandes depuis la nuit des temps. Pour sortir d’Afrique, pour sortir d’Égypte, c’est en collectifs marcheurs que les petites familles proto-humaines ou les grands peuples historiques ont pu échapper aux fatalités de l’ici et gagner, à tout prix, cet ailleurs qui rime inlassablement avec espoir de vie meilleure.

La marche collective des randonnées péri-urbaines d’aujourd’hui est une modeste aventure humaine tentée à la suite de bien d’autres. Elle a fait sortir de tous les coins confinés de Paris un peuple de marcheurs. Ils se promettent, selon leurs propres dires, d’échapper aux captivités et aux solitudes de la crise sanitaire, de retrouver, en marchant ensemble, leur respiration, leur liberté et leur élan vital. Ils sont prêts pour un horizon de partages, de rencontres, de découvertes, sur les terres nouvelles du Grand Paris.

Randonneurs péri-urbains dans un pays en paix, ils se savent à l’abri des menaces existentielles inhérentes aux grandes migrations, qu’elles soient archaïques ou, hélas, contemporaines. Nul besoin non plus pour eux de se préparer au sacrifice suprême en marchant vers la guerre. Aussi au moment de partir n’ont-ils pas entonné de chant du départ pour rythmer leur cadence et soumettre leur esprit à la volonté collective. Pas besoin de fleur au fusil. Tout au plus, allongeant le pas sous le soleil ou sous l’orage, certains peuvent, aux beaux jours, porter, comme dans la vieille chanson scoute, « une fleur au chapeau ». Mais tous éprouvent, le temps d’une randonnée, un sentiment réconfortant d’appartenance à un « nous », et c’est exactement ce dont ils ont besoin.

« Tournant majeur de la première séquence révolutionnaire animée par l’humanisme des Lumières et son idéal politique, laissant aussi présager plusieurs années à l’avance la chute de la monarchie… »

On sait combien cette capacité à créer du commun fait de la marche collective un levier puissant de la lutte politique, comme en témoigne par exemple la « marche du sel » organisée par Gandhi en 1930, qui rendit inéluctable l’indépendance de l’Inde. Plus significative encore, pour des marcheurs du Grand Paris, est la marche des femmes de Paris pendant les journées des 5 et 6 octobre 1789. Ces deux jours-là, les Parisiennes, inquiètes pour l’approvisionnement de la capitale, les passèrent à marcher depuis l’Hôtel de Ville jusqu’au château de Versailles, puis à en revenir, toujours à pied, jusqu’aux Tuileries où la famille royale, qu’elles ramenaient avec elles, devait désormais résider.

Tournant majeur de la première séquence révolutionnaire animée par l’humanisme des Lumières et son idéal politique, laissant aussi présager plusieurs années à l’avance la chute de la monarchie, l’événement fait l’objet d’un long récit émouvant dans L’Histoire de la Révolution de Jules Michelet. Nul conteur ne capte mieux que l’historien romantique la fragilité et la force des actrices de ces journées. Il ressent la souffrance immémoriale du peuple des femmes réduites à l’inaction dans l’ordinaire des jours, maltraitées plus que les hommes par les grandes misères et qui « renfermées, assises, filent, cousent et ne sont guère en état, le jour où tout manque, de chercher leur vie ».

En contraste, il met en scène la protestation de celles qui, ayant accès par leur métier à plus d’indépendance, sont capables de s’indigner et de s’organiser. Avec leur énergie enjouée rythmée par un tambour émancipateur, les femmes de la Halle parisienne font marcher les autres. En ramenant à Paris « le boulanger, la boulangère et le petit mitron », elles conduisent à son terme l’action collective : « La révolution du 6 octobre, nécessaire, naturelle et légitime s’il en fut jamais, toute spontanée, imprévue, vraiment populaire, appartient surtout aux femmes », conclut Michelet.

« Le parcours du marathon des futurs jeux, un marathon démocratiquement ouvert à tous, sera calé sur l’ancien tracé de la marche sur Versailles »

La pression de ce mouvement populaire profita à la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen que l’Assemblée nationale put imposer au roi jusqu’alors réticent. C’est pourquoi le souvenir de ce moment fondateur a tout récemment inspiré le comité organisateur des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024 : le parcours du marathon des futurs jeux, un marathon démocratiquement ouvert à tous, sera calé sur l’ancien tracé de la marche sur Versailles. Ainsi, les athlètes et la foule d’amateurs qui viendront courir aussi (deux parcours du marathon seront ouverts au public, Ndlr) mettront leurs baskets dans les pas de la foule qui marcha jadis pour réclamer du pain et des droits.

Les sportifs et le public, qui courront le long de la Seine puis jusqu’à Versailles via Auteuil, Sèvres, Chaville et Viroflay – moyennant quelques aménagements du tracé –, ressaisiront-ils quelque chose de la ferveur révolutionnaire de l’époque ? Ce n’est pas absolument sûr. Certes, une telle leçon de mémoire démocratique rappellera opportunément les grands enjeux qui, au cours de l’aventure humaine, mettent en marche les hommes et les femmes : s’affranchir de la faim, se délivrer de l’oppresseur, abolir des frontières iniques, inaugurer ou défendre des droits légitimes, rendre le monde un peu meilleur. Mais, pour voir ces enjeux véritablement travailler les cœurs et les corps des marcheurs et des marcheuses, il nous faut déplacer ailleurs notre regard.

Aujourd’hui encore, un groupe qui se met spontanément en marche conserve quelque chose du grand dynamisme libérateur qui meut depuis toujours la marche collective. Observons tout particulièrement ces compagnies de femmes qui depuis quelques années s’organisent pour marcher ensemble, en ville, en montagne, dans le désert, dans la campagne, au bout du monde ou au bout de leur rue. Pourquoi se regroupent-elles ainsi ? Eh bien, certaines vous diront qu’elles accèdent de cette manière à une activité qu’elles ne pratiqueraient pas en solitaire, en raison des regards désapprobateurs et des risques d’agression.

Le parcours du marathon des Jeux olympiques de Paris en 2024 / © Ville de Paris
Le parcours du marathon des Jeux olympiques de Paris en 2024 / © Ville de Paris

« Les collectifs de marcheurs modernes rassemblent des adeptes, qu’ils soient confinés d’hier ou télé-travailleurs d’aujourd’hui, à la recherche d’espace et de lumière, d’oxygène et d’interactions sociales »

D’autres, plus familières du discours féministe, approfondiront le sujet en expliquant que cette solution est un moyen pratique, et le seul qu’elles ont trouvé, pour d’une part s’affranchir des injonctions intimidantes qui leur recommandent d’avoir un comportement approprié à leur sexe et donc de rester chez elles, sans risquer d’autre part, en sortant marcher seules, de donner raison à leurs censeurs et d’être effectivement prises pour des proies sexuelles sur la foi d’idées reçues malheureusement bien ancrées dans la culture patriarcale.

Par ailleurs et plus largement peut-être, les collectifs de marcheurs modernes rassemblent des adeptes, qu’ils soient confinés d’hier ou télé-travailleurs d’aujourd’hui, à la recherche d’espace et de lumière, d’oxygène et d’interactions sociales et de cette liberté de mouvement et d’esprit qu’un mode de vie aliéné leur refuse dans leur quotidien. Et les unes comme les autres tomberont d’accord pour affirmer qu’aujourd’hui comme hier, même si les circonstances changent, marcher ensemble est une activité humaine à haute valeur émancipatrice.

Lire aussi : Le Randopolitain, 100 randos jusqu’aux JO

Lire aussi : La marche est aussi un sport

Lire aussi : Cinq livres pour visiter le Grand Paris à pied

Lire aussi : Comment faire le Grand Paris des piétons ?