Nicolas Trub, ingénieur-designer et fondateur de la Boutique du futur à Montrouge
58% d’abstention. Le mot désastre est-il assez fort ? A Montrouge (Hauts-de-Seine), ville dans laquelle je réside depuis 25 ans et où j’ai participé à ma première campagne, ce sont 17.006 citoyens nés libres et égaux (sur 49.000 habitants) qui n’ont pas daigné se déplacer dans l’un des 32 bureaux de vote répartis sur les 207 petits hectares de notre ville. A peine était annoncée cette Bérézina de participation que des caciques gazouillaient les poncifs du vote électronique et du vote obligatoire. Mais non mais non mais non ! Cette défaite est bien la leur, cette défaite est bien la mienne. Dans la guerre que je mène contre l’ennui et la résignation, j’ai perdu cette bataille là. Mais c’est la dernière fois.
J’ai fait dans cette campagne ce que je fais non-stop dans mon atelier de la Boutique du futur à Montrouge : observer, imaginer, construire, tester, corriger, détourner. Mais surtout reboucler vers le concret intelligible et convivial, vers le plancher des vaches ou règnent le bricolage et la basse technologie. M’amuser à déconcerter le chaland et accessoirement les listes adverses par des actions imprévisibles, explicites, pas trop coûteuses et surtout capables de casser la gangue de colère ou de résignation qui nous enveloppe.
C’est dans ce but que j’ai demandé à un vieux camarade de nous louer un triporteur électrique pour illustrer notre politique du transport léger, que j’ai conçu une étrange table à bretelles pour instaurer de la convivialité et parler aux citoyens en respectant les règles de distanciation, que j’ai applaudi lorsque le street artiste Combo s’est emparé de l’image de ma candidate pour l’incarner sous forme de fresque BD, que j’ai installé un escabeau en guise de tribune pour haranguer la foule, que j’ai fabriqué une boussole géante pour attirer l’attention sur notre volonté de guider les victimes de la bureaucratie numérique dans la jungle administrative, que j’ai plaidé – sans convaincre – pour mener une campagne sans tracts qui matérialiserait ainsi notre ambition écologique. Autant de tentatives pour sortir de la zone de confort dans laquelle les listes effectuent leurs lénifiantes figures imposées électorales.
« La peur de perdre par un excès supposé de fantaisie liquéfie les équipes de campagne »
Ai-je fait preuve d’assez de vigueur et de caractère pour persuader notre collectif de cadres de sortir du cadre ? Sans doute que non. Car la peur de perdre par un excès supposé de fantaisie liquéfie les équipes de campagne, mécaniquement conduites à inhiber toute initiative non électoralement correcte qui ne ferait pas « sérieux ». Mais ce qui n’est vraiment pas sérieux, c’est que le 28 juin 2020, 58% des inscrits de ma ville sont restés chez eux sans que l’on sache pourquoi.
La seule chose qu’il nous soit possible de constater c’est que Lidl, Auchan et Carrefour arrivent à parler à ces boudeurs un langage qu’ils comprennent, puisqu’ils ne s’abstiennent pas d’y remplir leurs caddies, même le dimanche. Pas plus qu’ils ne s’abstiennent d’aller liker des vidéos de chats sur les réseaux sociaux. Pour la plupart de ces citoyens, qui paient pourtant 99 centimes le SMS pour sauver leur candidat dans The Voice, les élections républicaines gratuites n’existent pas. D’évidence, les écuries politiques ne parviennent pas à écouler leur marchandise électorale dans les caddies de ces sceptiques. Ironie ultime : jamais le mot « citoyen » (d’ailleurs massivement et improprement utilisé comme adjectif) n’a autant été martelé par les candidats, mais jamais si peu de ces citoyens ne se sont pointés aux urnes ! Va comprendre, Charles.
« Le medium EST le message et donc la campagne EST le programme »
Justement, Charles, un érudit camarade journaliste, a porté à mon attention les travaux de Marshall McLuhan selon qui la façon de délivrer le message domine le message lui-même. Pour lui, « The medium is the message » (le medium c’est le message). Ainsi, face à ces citoyens submergés de paroles qui ont le sentiment – à juste titre – d’être payés de mots, une équipe aux prétentions politiques a désormais le devoir de faire campagne de manière non pas intrusive mais inclusive, prouvant ainsi sa capacité à gérer la ville avec suffisamment d’adhésion populaire, de puissance et disons-le, de courage.
Produire des outils qui incarnent le projet lui-même, prototyper dans la conduite de la campagne les concepts du programme sont les devoirs sacrés du candidat. C’est dur, mais s’il n’y parvient pas, qu’il change de métier. Ça le gène d’approcher le citoyen à travers ces nouveaux protocoles ? Eh bien figurez-vous que ce même citoyen ça le gêne de se taper les tracteurs-casse-bonbon à la sortie du Monop’ et de se lever le dimanche pour aller voter. Oui le medium EST le message et donc la campagne EST le programme.
« Le génie politique d’aujourd’hui c’est d’inventer en temps réel les outils qui scelleront l’alliance avec les abstentionnistes »
Devons-nous craindre alors le triomphe du marketing en politique ? La victoire définitive de la forme sur le fond ? La porte ouverte au Grand-Guignol ? La gloire des thèses de « La société du spectacle » de Guy Debord ? Ce serait confondre créativité et originalité. Car si l’on s’y prend bien, c’est-à-dire avec un certain niveau de pertinence, la forme devient le fond. L’art de faire campagne démontre un art de vivre et donc un art de gouverner. Le génie politique d’aujourd’hui c’est d’inventer en temps réel les outils qui scelleront l’alliance avec les abstentionnistes. Des outils si puissants, si adaptés au territoire électoral qu’ils pourront déconfiner ces 2/3 de citoyens non-votants le jour du scrutin.
Ceci exige une approche beaucoup plus qualitative que quantitative, hors de portée de la militantosphère traditionnelle dont la routine des méthodes accompagne la déchéance des convictions. En ce domaine, tout reste à inventer. Et ça tombe bien : inventer, c’est mon métier et pour ainsi dire, mon combat. Alors, je jure de ne déposer les armes que lorsque l’abstentionniste le plus forcené ira voter avec une vraie ferveur de supporter pour l’équipe à qui il souhaite confier de la conduite de son destin. Alors, la République redeviendra une fête.
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25 juillet 2020