Tout est parti d’une vidéo postée à l’occasion du vernissage de l’exposition du peintre Thomas Lévy-Lasne au centre d’art Les Églises à Chelles (Seine-et-Marne). Diffusée sur les réseaux, elle explique au public parisien combien il est facile de se rendre en banlieue depuis l’intra-muros. Elle insiste sur la rapidité du trajet, mais aussi sur le fait qu’à Chelles on peut trouver une super chocolaterie et un joli parc. Comme si le public parisien avait besoin de carottes pour se bouger… Étant donné qu’à Enlarge your Paris nous savons depuis un bon moment que se rendre dans l’ultra-périphérique n’est pas la mer à boire, je relaie la vidéo accompagnée de remarques un brin agacées. S’ensuit une discussion en DM avec Thomas Lévy-Lasne et une invitation qu’on ne peut refuser : partir en train, avec lui, depuis la gare de l’Est pour visiter l’expo, en sa compagnie, quelques heures avant son ouverture.
Rendez-vous est donc pris vendredi 13 septembre dans le train de 13 h 01 direction Chelles. La conversation débute de façon un brin effilochée car Thomas Lévy-Lasne profite du trajet pour finaliser un projet colossal : au musée d’Orsay, jeudi 19 septembre, il organise Le Jour des peintres : de 14 h à 21 h 30, 80 peintres contemporains se retrouvent à Orsay pour présenter une de leurs œuvres qui entre en résonance avec une autre œuvre issue des collections du musée. « C’est aussi une façon de prendre soin de mon biotope, explique-t-il. On est plus forts ensemble. »
« Il me semble important de s’engager à ne pas être qu’à Paris »
Tandis que la banlieue défile par la vitre, on commence à évoquer l’importance d’exposer l’art hors de Paris. « Je n’ai pas de mépris pour la banlieue, explique celui qui a vécu à Crépy-en-Valois (Oise) et réside actuellement à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis). Il me semble important de s’engager à ne pas être qu’à Paris. Quand je suis à Chelles, je vais voir les gens dans la rue, je les invite à venir voir l’expo. L’art, c’est du partage et du lien à créer. Je ne m’intéresse pas qu’au collectionneur blanc de 50 ans. » Et d’évoquer cette bande d’adolescentes venues des quartiers croisées devant une galerie alors qu’elles étaient en virée shopping. « À elles aussi, je leur ai dit de venir voir mon expo. Et, depuis six mois, elles me suivent. Elles vont venir à Chelles mais aussi à Orsay. En tant qu’artiste, je crois vraiment qu’on change des vies, qu’on ouvre des fenêtres. »
À peine dix minutes de marche depuis la gare de Chelles et nous voilà devant le centre d’art Les Églises : de fait, le lieu, porté par la municipalité, est issu de la réunion de deux anciennes églises. Au fond de l’édifice, une vaste fenêtre donne sur les grands immeubles qui lui font face. L’espace épuré permet aux toiles de Thomas Lévy-Lasne de se parer de toute leur puissance. La rétrospective s’intitule « La fin du banal ». « De l’holocène, nous avons basculé dans la dérive climatique. Une dérive trop molle pour qu’on la prenne en compte, éclaire l’artiste. Et qui pose une question : que peindre si, quand je peins quelque chose, cela peut disparaître ? »
C’est le cas du Bosco, un magnifique fusain d’un sous-bois : celui de la Villa Médicis à Rome où Thomas Lévy-Lasne a été en résidence en 2018-2019. « En raison des vents violents, j’ai vu quinze arbres y tomber en un an. » Plus loin, il représente des Biodôme, ces espaces artificiels où la nature se déploie sous serre pour complaire aux urbains. Écologique, la dérive est aussi morale, à l’instar de ce couple de touristes qui se prend en photo devant le camp d’Auschwitz. Ses toiles représentent aussi des êtres peinant à éprouver la saveur de l’instant. Tel cet homme, lézardant sur des rochers au beau milieu d’un paradisiaque paysage de rivière et… scrollant sur son téléphone. Comment ne pas y voir une sorte de double déchu des figures hantant les toiles du peintre romantique allemand Caspar David Friedrich (1774-1840) qui, elles, au contraire, accueillaient pleinement la puissance de la nature ?
La peinture figurative comme manière de s’adresser à un vaste public
Le travail de Lévy-Lasne s’inscrit dans ce retour en grâce du figuratif de la peinture contemporaine. Moment qu’il fait remonter à 2008 : « En 2007, à la Foire internationale d’art contemporain (FIAC), on voyait encore de grosses installations. L’année suivante, la crise économique est passée par là. S’en est suivi un retour vers la peinture qui nécessite moins de moyens. » Or, justement, le figuratif n’est-il pas aussi la possibilité de viser un public plus large que l’abstraction peut effrayer ? Thomas Lévy-Lasne confirme, estimant que la peinture figurative ne nécessite pas de posséder un capital culturel important pour l’apprécier : « Elle est même totalement anti-bourdieusienne, poursuit-il, ultra-accueillante. Elle permet d’éviter le fameux poncif selon lequel « mon petit frère de trois ans peut le faire ». »
Rappelant que le marché des beaux-arts créatifs dégage un chiffre d’affaires de 500 millions d’euros par an, il estime qu’« il y a quelque chose à créer » pour attirer davantage les gens dans les musées et les galeries. Il conspue l’idée d’un artiste enfermé dans son atelier, hermétique aux élans du monde, « une idée très fin XXe siècle ». Au contraire, « en tant qu’artistes, nous pourrions être de formidables passeurs sur le thème de la puissance de l’image ». Se rendre à sa rétrospective le confirme, indubitablement.
Infos pratiques : « La fin du banal », rétrospective de Thomas Lévy-Lasne au Centre d’art Les Églises, parc du souvenir Émile-Fouchard, Chelles (77). Jusqu’au 17 novembre. Ouvert les samedis et dimanches de 15 h à 18 h, et du lundi au vendredi sur rendez-vous. Gratuit. Tél : 01 64 21 04 33. Accès : gare de Chelles-Gournay (RER E, ligne P). Plus d’infos sur chelles.fr
Lire aussi : La Tour aux figures, une œuvre immersive pensée comme une rando en montagne
Lire aussi : À Bobigny, un ancien garage métamorphosé en friche street art
Lire aussi : Avec « We are here », le street art s’invite entre les collections du Petit Palais
19 septembre 2024 - Chelles