Qu’est-ce qui t’a attirée vers la littérature jeunesse ?
Joséphine Lebard : Le fait que, bien qu’étant adulte, je suis toujours une lectrice assidue de littérature jeunesse que je trouve particulièrement riche et inventive. Par ailleurs, je trouve passionnant de s’adresser à des lecteurs en construction. Pour ma part, ce sont les romans jeunesse qui m’ont constituée en tant que lectrice puis en tant qu’écrivaine. Les Contes de la rue Broca de Pierre Gripari sont fondateurs pour moi, aussi car ils naissent du quotidien. C’est aussi leur point commun avec les contes d’Andersen qui s’inspirent souvent d’un environnement finalement assez banal, comme Les Souliers rouges ou Le Petit Soldat de plomb.
Que permet le conte que ne permet pas le roman ?
Le conte entremêle le banal et le merveilleux. Cela ouvre la porte à une multitude de possibilités. Je n’avais pas envie d’écrire un roman social car il en existe déjà beaucoup. Et tomber dans la morale est un vrai risque. Le conte permet de couper l’herbe sous le pied à ce genre de travers. Dans mon livre, rencontrer une sirène dans un canal ou une fée dans un bus est autorisé, et pourtant mes contes sont, il me semble, éminemment politiques. Le merveilleux permet d’aborder certaines problématiques de manière plus imagée, moins frontale, mais tout aussi puissante.
On imagine que ces contes se déroulent près d’un fameux canal dans le nord du Grand Paris. Pourtant, il n’est jamais cité. Pourquoi ?
C’était important pour moi de ne pas exclure certains lecteurs en citant une ville en particulier. On sait juste qu’on se situe en périphérie de la « Grande Ville ». Ce livre, je l’ai aussi écrit en réaction à une phrase que j’ai entendue un jour dans la bouche d’un copain de passage sur la route nationale près de chez moi : « Je ne sais pas comment font les gens pour habiter dans un endroit aussi moche ». Cette phrase, révélatrice d’un certain mode de pensée, m’a heurtée profondément. Derrière cette route moche, il se passe tellement de choses dans les cités, dans les rues pavillonnaires. La banlieue est moche pour ceux qui ne la regardent pas sous le bon angle. La beauté est subjective. La friche et les bords du canal sont des endroits que je trouve beaux, comme un coucher de soleil sur une voie ferrée peut être très poétique. D’ailleurs, pour être honnête, les immeubles haussmanniens, ce n’est pas ma tasse de thé ! L’architecture de banlieue est bien plus intéressante. Dans ma ville, on trouve des maisons en pierres meulières, des immeubles des années 50 en briques rouges, des résidences modernes, des venelles, des maisons d’architecte. Le millefeuille architectural en banlieue se révèle beaucoup plus varié qu’on veut bien nous faire croire.
Tu disais que tes contes étaient politiques…
Le conte, à l’origine, n’est pas un récit pour enfant. Historiquement, c’était une histoire qu’on écoutait à la veillée en famille. Plus l’heure avançait, plus le contenu était destiné aux adultes. Un peu comme le programme télé ! Je crois que les enfants comprennent très bien les différents niveaux de lecture de mes contes. Le Farfafriche parle des promoteurs immobiliers et de la gentrification de certains territoires, avec en fond l’exclusion de certains habitants. La sirène du canal vit là car ses parents ne peuvent pas se permettre d’habiter dans le fleuve qui arrose la Grande Ville. Le choix de mes personnages aux origines diverses est aussi politique. C’est une réponse à ceux qui pensent que la banlieue n’est plus un territoire de la République, qui associent grossièrement immigration et délinquance. À mon sens, c’est tout le contraire. La banlieue reste sans doute l’un des endroits où on arrive le mieux à vivre ensemble. Dans mon quartier en Seine-Saint-Denis vivent des Tamouls, des Polonais, des gens dont les parents viennent d’Afrique du Nord… Cela se passe bien, loin du discours catastrophiste porté par ceux qui n’habitent pas ce territoire. Bien sûr tout n’est pas rose, bien sûr les quartiers minés par les difficultés sociales et économiques existent et des écrivains le racontent très bien. Moi, je souhaitais aborder le sujet autrement. Parce que, le problème, c’est quand même que la banlieue est très fantasmée par des gens… qui n’y vivent pas ! Je souhaitais reprendre la parole, raconter ce que je vois.
Ces enfants t’ont-ils été inspirés directement par des personnes que tu connais ?
Oui, mes personnages sont inspirés des amis de mon fils, dont les parents viennent des quatre coins du globe. Ils sont peu représentés dans la littérature jeunesse, or il me semble tellement important de pouvoir s’identifier à des personnages quand on est petit. J’ai donc voulu leur donner cette possibilité, sans pour autant que leurs origines deviennent un sujet – comme d’ailleurs, elles n’en constituent pas un dans leurs interactions ! Je ne vais pas inventer des problèmes là où il n’y en a pas.
Dans l’un des contes, tu abordes le fait qu’aujourd’hui on ne voit plus les enfants jouer dehors…
Ces contes sont un plaidoyer pour le retour des enfants à l’extérieur. La rue n’est pas un espace de dangers mais d’interactions, de vie. C’est dans la rue que se déroulent les premières aventures. À 8 ans, me balader dans ma rue à vélo en était déjà une ! J’avais envie de célébrer ici la joie d’avoir la rue pour soi, la joie de l’autonomisation également.
As-tu l’intention de continuer à creuser les aventures de ces personnages ?
J’ai d’autres histoires en stock. Ces personnages, je les aime profondément. Aux lecteurs de décider s’ils ont envie de retrouver Oulematou, Ilyès et Lisa dans d’autres aventures. La banlieue permet encore une multitude de contes ! Le sujet est loin d’être épuisé.
Infos pratiques : Le Farfafriche et autres contes du quartier, de Joséphine Lebard. À partir de 8 ans. Edition Milan. 5,90 €. Plus d’infos sur editionsmilan.com
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10 octobre 2023