Culture
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« Il faut construire l’Europe des tiers-lieux culturels »

Le Plus Petit Cirque du Monde à Bagneux / ©  Photo Club Bagneux
Le Plus Petit Cirque du Monde à Bagneux / © Photo Club Bagneux

Dans le Grand Paris et partout en Europe, les friches culturelles comme les Grands Voisins ou la Halle Papin rencontrent un énorme succès. Un réseau d’une centaine de lieux culturels indépendants européens se réunit fin septembre au Plus Petit Cirque du Monde, à Bagneux, afin de partager les bonnes pratiques de ce que l’on appelle désormais les “tiers-lieux” culturels. Pour en parler, nous avons rencontré Eleftérios Kechagioglou, directeur du Plus Petit Cirque.

On entend parler partout de friches et de “tiers-lieux” culturels, comme si le phénomène était nouveau. Qu’en est-il réellement ?

Eleftérios Kechagioglou. Le phénomène des friches culturelles a pris beaucoup d’ampleur ces dernières années mais le principe des lieux artistiques expérimentaux naît dans les années 70 – 80 et ce pour les mêmes raisons qu’aujourd’hui : crise économique, friches industrielles nombreuses, quartiers en crise et problème d’indépendance économique des artistes. Notre réseau Trans Europe Halles (TEH) a été créé en 1983 par Philippe Grombeer, qui était à l’époque directeur des Halles de Schaerbeek à Bruxelles, un des premiers lieux industriels d’Europe recyclé en complexe culturel. C’était une sorte de squat légalisé dans lequel tout était possible. Avec des artistes qui y venaient pour croiser d’autres artistes, se frotter à d’autres disciplines, mais aussi rencontrer et travailler avec des habitants du quartier.

Dans les années 80, on ne parlait pas encore de « tiers-lieux »…

On parlait plutôt de « Factories of imagination ». Et c’est pour fédérer ces fabriques de l’imaginaire qu’a été lancé TEH. Son premier membre français était le Confort Moderne à Poitiers, co-fondé en 1985 par Fazette Bordage dans un ancien entrepôt d’électroménager [Depuis, Fazette Bordage a participé à la création en 1988 de Mains d’œuvres “ lieu pour l’imagination artistique et citoyenne” installé dans l’ancien centre social des usines Valeo à côté des Puces de Saint-Ouen, NDLR]. On trouvait aussi le Melkweg, lieu alternatif créé dans les années 70 dans une ancienne laiterie d’Amsterdam. C’est encore aujourd’hui l’un des lieux culturels indépendants parmi les plus dynamiques d’Europe. A l’époque, ce qui préoccupait les membres de TEH c’était la manière de réussir à faire revivre d’anciens sites industriels grâce à une programmation culturelle tout en les mettant au service de leur environnement. Et ça n’a pas changé.

Il y a quand même eu des évolutions en quarante ans ?

Oui, l’ouverture à l’Est a été très importante. Nous y avons désormais de nombreux membres comme par exemple Rojc Alliance à Pula, une ville de bord de mer en Croatie. C’est un peu les Grands voisins balkaniques. Des associations sociales et des artistes se sont installés dans d’anciens bâtiments de la marine de guerre croate. On y trouve de la danse folklorique, des défenseurs de l’environnement, des plasticiens… Et puis les pays de l’Est ont apporté une autre dimension à notre réseau.

De quelle façon ?

Si à l’Ouest on essaye de ne pas être emportés par la déferlante libérale, et les coupes budgétaires, à l’Est, on se bat pour exister, pour avoir le droit à une parole indépendante. La résistance de la société civile y est un sujet très important dans lequel les tiers lieux culturels jouent un rôle majeur.

Quels sont les points communs entre tous vos membres ?

Tous nos lieux sont créés et animés par des citoyens ou des artistes. C’est essentiel. Nous sommes tous installés dans d’anciens bâtiments industriels. Le Plus Petit Cirque du Monde par exemple a été construit sur un stade de quartier délaissé. Enfin, nous sommes des lieux culturels pluridisciplinaires, avec une forte dimension citoyenne et sociale. L’enracinement au coeur d’un quartier est indissociable de nos projets artistiques.

Pourquoi parle-t-on aujourd’hui autant de tiers-lieux et de friches culturelles alors que le phénomène n’est pas nouveau ?

On a de plus en plus besoin de lieux pour se rencontrer et où faire les choses autrement. Ce que l’offre culturelle classique ne permet pas. On a envie de lieux de partage dans lesquels il y a aussi de la culture. Alors qu’il y a vingt ans on allait avant tout voir des spectacles, aujourd’hui on recherche d’abord le partage et l’expérience. C’est pourquoi  dans la plupart des tiers-lieux on trouve des grandes tables en bois pour déjeuner ou bouquiner.

A lire : Les friches font entrer les villes dans l’ère des squats légaux

La Halle Papin / © Julie Zwartjes
La Halle Papin à Pantin / © Julie Zwartjes

Que pensez-vous des lieux d’urbanisme provisoire, ces friches destinées dès le départ à ne durer que quelques années ? Vous vous sentez concurrencés par eux ?

Pas du tout ! Comme nous, ces lieux ne peuvent pas avoir un modèle économique classique, leurs équilibres financiers sont fragiles. Nous partageons donc la question de notre capacité à durer. Et puis ces lieux culturels éphémères nous inspirent, notamment avec leurs méthodes de concertation avec les publics, avec les habitants. L’un des enjeux de notre rencontre de septembre, c’est de faire se rencontrer les tiers-lieux français et ceux du reste du continent pour continuer à construire l’Europe des tiers-lieux culturels.

Qu’en pensent les artistes ?

Le phénomène des friches les intéresse de plus en plus. Dans les années 90, on cherchait à décloisonner les esthétiques par la rencontre entre un plasticien et un danseur, ou bien entre le cirque et le jazz. Aujourd’hui, le décloisonnement est sociétal, les artistes veulent se confronter au monde social. Nous avons en ce moment au Plus Petit Cirque du Monde deux artistes, une Mexicaine et un Nord-Américain, qui développent « Borderless », un projet sur et avec des migrants. Ils font un travail artistique et sociologique en même temps.

Les publics eux-aussi évoluent ?

La convivialité des lieux culturels est devenue essentielle. Ici au Plus Petit Cirque tout est gratuit pour les gens du quartier. Mais cela ne suffit pas. Il faut casser les codes sociaux du lieu culturel réservé aux élites. Cela implique d’être ouverts, accueillants et de permettre aux gens de venir sans pour autant assister à un spectacle. Pour créer cette proximité, il faut travailler l’architecture des bâtiments avec des espaces que l’on s’approprie facilement. Le Plus Petit Cirque a été créé par l’architecte Patrick Bouchain [à qui l’on doit aussi l’Académie Fratellini à Saint-Denis, NDLR].  Il n’y a pas de marbre mais du bois, tout est de plain-pied, les salles de spectacle sont en cercle ce qui les rend chaleureuses. On se sent le droit et l’envie de venir et même de faire. Ou de ne rien faire. Tout cela permet de sortir de la logique de consommation culturelle traditionnelle.

Quelles sont les nouvelles utopies des tiers-lieux culturels ?

Notre monde est marqué par une accélération incontrôlable. Tout peut arriver à n’importe quel moment : catastrophe écologique, attentats, crise financière… Et puis la métropolisation des villes a pour corollaire la gentrification, la relégation des plus faibles et des plus fragiles, la spéculation immobilière, à laquelle le phénomène des tiers-lieux est parfois lié. Tout cela préoccupe beaucoup nos membres. Notre utopie est d’arriver à accompagner ces phénomènes, à maîtriser et encadrer leurs conséquences sur les habitants dans des quartiers souvent défavorisés. Pouvons-nous aller vers une gentrification plus douce ? Si nous n’y arrivons pas, nous aurons des villes toujours plus aseptisées, ghettoïsées, violentes, paupérisées. La gentrification nous dépasse, c’est un phénomène que l’on ne peut pas empêcher. Mais la contrôler, l’atténuer, oui. C’est à cela que nous aspirons. Comme nous ne sommes pas aveuglés par la recherche du profit, nous pouvons le tenter. Jouer la mixité sociale, le partage, l’économie sociale et culturelle. Et puis, c’est peut être la première fois que les indépendants peuvent influencer le monde culturel institutionnel, grâce à la médiatisation des friches et des tiers-lieux.

Infos pratiques : Le Plus Petit Cirque du Monde, 1 impasse de la Renardière, Bagneux (92). Les 86èmes rencontres du réseau international Trans Europe Halles s’y dérouleront du 27 au 30 septembre. Plus d’infos sur lepluspetitcirquedumonde.fr

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