La rançon du succès : le musée Albert-Kahn à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine) est généralement plus connu pour son jardin que pour sa collection . « Les jardins sont effectivement très renommés alors que les 72 000 photographies autochromes (procédé de photo couleur breveté en 1903 par les frères Auguste et Louis Lumière) tout comme la centaine d’heures de films tournés à travers le monde le sont d’un petit cercle d’amateurs », reconnaît Nathalie Doury, sa directrice. Repensé, restructuré, agrandi, le musée va pouvoir « donner toute sa cohérence à l’oeuvre d’Albert Kahn ». Lequel, né en 1860, est un autodidacte alsacien, fils d’un négociant en bétail. S’enrichissant via le commerce minier, il fonde sa propre banque à l’âge de 38 ans. Il fera faillite lors de la crise de 1929.
Entretemps, Albert Kahn élabore, depuis sa propriété de Boulogne, un véritable empire philanthropique. Avec « Les archives de la planète », il envoie, entre 1909 et 1931, des opérateurs aux quatre coins du globe pour immortaliser « un monde voué à disparaître et dont il veut transmettre la trace aux générations futures ». Son idée : le pacifisme découle d’une meilleure connaissance de l’autre. Ce souci de faire dialoguer les cultures du monde se retrouve aussi dans son amour de la botanique. Sur sa propriété, il conçoit aussi bien un jardin japonais qu’une forêt vosgienne. A Boulogne, c’est toute une élite, aussi bien aristocratique, industrielle qu’artistique, qui vient s’éblouir.
Un regard sur le monde qui interpelle
Désormais, en lieu et place de ceux de Thomas Mann, Colette ou les Rothschild, ce sont nos pas qui empruntent les allées sablonneuses. A partir du 2 avril, le visiteur peut en effet découvrir le nouveau visage du musée : pas moins de huit espaces rénovés, un auditorium mais surtout un nouveau bâtiment imaginé par l’architecte japonais Kengo Kuma, pensé comme un espace de transition entre la ville et les jardins. Côté rue se dévoile une façade métallique assez froide, comme pour protéger le musée du rythme urbain. A contrario, côté jardin, des lames de bois et d’aluminium créent un dialogue avec la végétation, donnant le sentiment que le lieu a été si bien adopté par son environnement qu’il s’y fond littéralement.
A l’intérieur, on découvre l’exposition permanente riche de ses autochromes proposés façon Minority Report au public. Des cerisiers japonais y côtoient le portrait d’un terre-neuve ou la première représentation connue d’une cérémonie vaudoue dans l’ancien royaume africain du Dahomey. Documentaire, factuel, le regard porté sur le monde par les opérateurs mandatés par Kahn interpelle le spectateur du XXIe siècle que nous sommes. « Effectivement, c’est un regard façonné par son temps, son rang social, analyse Nathalie Doury. N’oublions pas que son projet s’appuie sur les réseaux coloniaux de l’époque. Le paradoxe, c’est que Kahn participe de cette mondialisation capitaliste et, pourtant, son regard est curieux, pas condescendant. Il fait poser de la même façon des jardiniers que des chefs d’Etat. »
Des Vosges au Japon
Et pour la directrice, ces clichés ont encore beaucoup à nous dire : « Notre XXIe siècle est une expansion directe du monde de Kahn, où les échanges commerciaux, les images, les lignes de tension se multiplient. On retrouve aussi des thématiques semblables : le pacifisme, la question des voyages d’agrément, le lien avec le vivant… Et puis son mode opératoire est très contemporain : il croise les regards et les disciplines. Il mobilise la technique et l’émotion ».
Alors bien sûr, on ne terminera pas la visite sans arpenter le toujours magnifique jardin. Que ce soit dans la forêt vosgienne, qui semble tout droit sortie d’un film de Miyazaki, ou en regardant les carpes onduler dans le bassin du jardin japonais, on se dit que le musée a gagné son pari : équilibrer les deux facettes du projet « kahnien » – images et botanique – pour proposer un ensemble cohérent au public. Kahn est un must.
Infos pratiques : Musée départemental Albert Kahn, 2, rue du Port, Boulogne (92). Ouvert du mardi au dimanche de 11 h à 19 h d’avril à septembre et de 11 h à 18 h d’octobre à mars. Tarif : 8€ (plein tarif), gratuit pour les moins de 26 ans. Accès : Métro Boulogne – Pont de Saint-Cloud (ligne 10). Plus d’infos sur albert-kahn.hauts-de-seine.fr
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31 mars 2022 - Boulogne-Billancourt