
Inès enseigne l'histoire-géographie et Thibaud le théâtre dans le même lycée de Seine-Saint-Denis. Pour Enlarge your Paris, les deux collègues expliquent les conséquences délétères du gel du pass Culture collectif, non seulement pour leurs élèves mais aussi pour les acteurs du milieu culturel.
Le vendredi 31 janvier à 15 heures, le serveur permettant de valider des sorties pour nos classes via le pass Culture collectif est fermé. Le pass Culture collectif est essentiel puisque c’est lui qui nous permet de financer des sorties avec nos élèves au théâtre, au cinéma, de payer des artistes intervenant dans nos cours. Dès le mercredi soir 29 janvier, des bruits de couloir circulent en ce sens. Nos chefs d’établissement reçoivent un mail le jeudi 30 les confirmant. À partir de là, la référente Culture de notre lycée passe l’intégralité de son temps à faire valider les projets déposés. Le tout sur un site en surchauffe puisque tous les collègues font pareil. Grâce à sa réactivité, toutes les sorties des classes option théâtre ont pu être validées en temps et en heure. Mais il n’en demeure pas moins que cet arrêt brutal est une véritable catastrophe.
« On ne construit pas son enseignement comme on ferait ses courses à Carrefour, en achetant tous ses barils de lessive pour l’année ! »
En effet, quand on enseigne, plein de choses se construisent au fur et à mesure de l’année. On programme des sorties en fonction de l’avancée des élèves. Par exemple, on sait qu’on va travailler sur Marguerite Duras. Mais comment prévoir, en début d’année, que les jeunes seront en mesure d’aller voir L’Amante anglaise à l’Odéon en mars ? Stopper net le pass Culture collectif, c’est méconnaître notre métier. On ne construit pas son enseignement comme on ferait ses courses à Carrefour, en achetant tous ses barils de lessive pour l’année ! Bien sûr, ces sorties ont un coût. Mais, grâce à elles, nos élèves s’approprient des codes et des habitus. On n’aurait pas de sorties aussi régulières, cela fonctionnerait moins bien. On le voit fréquemment : nos élèves se sentent chez eux dans le théâtre à côté du lycée, ils en connaissent la programmation et la défendent. Ils découvrent que ces lieux, y compris prestigieux, apparemment réservés aux élites, sont en réalité tout autant les leurs.
Et puis aller au théâtre, au cinéma, au musée avec son enseignant, cela donne un cadre. Cela permet de voir des choses moins « faciles ». Parce que ce cadre, ce n’est pas de la rigidité, mais au contraire une structure contre laquelle on peut s’appuyer, se reposer. En se colletant à des œuvres vers lesquelles ils n’iraient pas spontanément, nos lycéens découvrent que si on diffère le plaisir immédiat, celui du simple divertissement, on va plus loin et on découvre alors d’autres plaisirs. Parce que c’est aussi ça qui est rageant. Ce qu’a épinglé la Cour des comptes, c’est le pass Culture individuel. On a vu que ça ne marchait pas en termes de démocratisation d’accès à la culture. Et pourtant, au moment où le volet individuel est pointé du doigt, c’est le collectif qu’on ferme. Dès lors, on se situe dans une démarche d’accès individualisé à la culture. D’autant qu’on sait que la part individuelle du pass est surtout dépensée par les jeunes pour du divertissement. Mais, finalement, ce gel parle aussi du contexte dans lequel se trouve actuellement la culture : il devient le parent pauvre du budget de l’État. Et, mine de rien, insidieusement, l’idée infuse dans la tête des gens. Comme une petite ritournelle qui dit : « Tout le monde doit faire des économies ».
« Avec la part collective du pass Culture, il ne s’agit pas de donner un peu de culture à des « sauvages », comme beaucoup semblent le croire, mais de se demander quelle société on fait et avec qui »
Ce gel a des conséquences sur nos élèves pour qui l’école peut parfois être la seule porte d’entrée au théâtre, au cinéma, au musée. Mais il a aussi des conséquences pour les structures. Des scolaires en moins, ce sont des salles moins remplies. Sans parler des artistes à l’équilibre économique fragile qui voient les ateliers qu’ils proposaient dans les établissements stoppés net. Or, si nous n’amenons plus nos élèves au théâtre, le théâtre y perd aussi. Ce sont eux qui permettent aux salles de rester vivantes. Parce que nos élèves, c’est la vie ! Lors de discussions en bord de plateau, les artistes, en échangeant avec eux, parlent aux personnes auxquelles ils espèrent s’adresser mais qui, en réalité, fréquentent peu le théâtre. Avec la part collective du pass Culture, il ne s’agit pas de donner un peu de culture à des « sauvages », comme beaucoup semblent le croire, mais de se demander quelle société on fait et avec qui.
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25 février 2025