Par contraste avec la randonnée, la promenade urbaine, héritière de la tradition du flâneur des boulevards du XIXe siècle, assume son prisme citadin, et préfère les trottoirs aux sentiers ruraux. Méthode à part entière de l’analyse de la ville et de ses enjeux, elle est également au cœur d’un phénomène de société, celle d’explorations mi-esthétiques mi-touristiques des périphéries métropolitaines. En s’appropriant et en testant le territoire le temps d’une journée ou plus, la promenade urbaine permet aussi bien aux experts qu’aux habitants de questionner l'aménagement des grandes villes. Elle favorise aussi les relations entre les habitants et les différents acteurs de l'urbanisme. Une démarche désormais au cœur du projet d'Enlarge your Paris.
Nous avons vite perçu que ce projet de transports allait bouleverser les rapports entre l’intra et l’extra-muros parisien, mais aussi les relations entre les différents territoires de banlieue, et la carte mentale du Grand Paris. En 2015, nous avons interviewé un grand reporter, Guy-Pierre Chomette, qui avait suivi pendant trente jours le tracé de ce futur métro, et en avait tiré « Le piéton du Grand Paris », un journal de marche dont l’incipit nous a marqués : « Seule la marche est à même de rendre compte et de révéler l’espace dilaté du Grand Paris ». Nous avons repris son principe, à la différence près que nos marches durent une journée et sont collectives, les groupes allant de 70 à 100 personnes, mêlant sur un même plan experts et habitants.
C’est ainsi que, de journalistes engagés dans un territoire, nous sommes devenus des « arpenteurs du Grand Paris », pour reprendre le nom que nous a donné Frédéric Gros, l’auteur de Marcher, une philosophie. Aujourd’hui, ces promenades urbaines font partie intégrante de la programmation culturelle de la Société du Grand Paris, et nous ont permis de marcher avec des centaines d’habitants et d’acteurs de la « fabrique urbaine » à travers des territoires souvent inconnus ou connus par le prisme déformant du cliché sur la banlieue ou plus simplement de l’habitude…
À cela s’est ajoutée une autre manière de comprendre, connaître, faire l’expérience de notre territoire : lors de nos marches, nous avons pu partager des éléments qui seraient des indicateurs de l’anthropocène, du changement climatique. Aujourd’hui, marcher nous dit aussi que les territoires urbains ne sont pas faits pour le corps du piéton en raison de l’urbanisme des cinquante dernières années, qui ont fait la part belle à l’automobile, notamment. Mais aussi parce que des territoires denses, artificialisés, bétonnés sont source de souffrance lors des épisodes de chaleur dont on sait qu’ils seront de plus en plus fréquents.
À titre d’exemple, la première marche collective que nous avons faite sur le tracé du futur métro s’est déroulée par une chaude journée de juin 2017, avec un parcours de 20 km le long de la ligne 15, entre Noisy–Champs et Saint-Maur-des-Fossés, dans l’Est parisien. Nous avions conçu un parcours patrimonial très complet, tout en « collant » au plus près du tracé de la ligne : le cluster universitaire avec ses nombreuses réalisations de grands architectes, la ligne des forts de 1870, le parc paysager du Plateau et la cité-jardin de Champigny, les îles-guinguettes de la Marne, les jolies petites rues de Saint-Maur-des-Fossés où Jacques Tati a tourné Mon oncle. Sans oublier les nombreux ouvrages de chantier du métro dont la récurrence – un tous les 800 mètres – constituait un étonnant paysage éphémère qui agissait en surface comme un signal de l’ampleur du chantier souterrain.
Ce parcours d’une grande richesse, entre cœurs villageois, zones périurbaines commerciales et grands parcs urbains, offrait un long travelling avec une alternance de paysages sur un tempo curieusement régulier : toutes les 15 à 20 minutes, nous changions d’ambiance urbaine. Avec les dizaines de marcheurs présents qui étaient venus de tout le Grand Paris, nous avons parlé de paysages, de gentrification, de mobilité, de récit métropolitain… Mais le vrai sujet qui nous a sauté aux yeux, c’est que le territoire traversé était très mal préparé pour les canicules. Bref, nous étions morts de chaud… Après vérification, il est apparu en effet que la métropole du Grand Paris est à 80 % un îlot de chaleur. Nous le vivons désormais été après été.
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16 avril 2024 - Grand Paris