Société
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Grand Paris, un nom en quête d’identités

La tour télé de Romainville vue depuis Montreuil - La Fabrique / © Jean-Fabien Leclanche pour Enlarge Your Paris
La tour télé de Romainville vue depuis Montreuil / © Jean-Fabien Leclanche

Faire sortir le Grand Paris de la bulle technocratique pour qu'il devienne un marqueur commun, c'est tout l'enjeu de ce territoire encore fortement imprégné par l'opposition entre Paris et la banlieue. En parallèle du discours institutionnel, artistes, écrivains et citoyens sont de plus en plus nombreux à proposer une autre lecture, plus accessible.

En 2006, le sociologue Bruno Latour publie Paris, ville invisible, où il dépeint la capitale française comme sur-représentée. Selon lui, elle a été tant photographiée, décrite, peinte, filmée qu’elle se dérobe désormais au regard. Une décennie plus tard, le projet politique du Grand Paris, infrastructure projetée et rêve de technocrate, ne semble pas plus visible. Mais à l’inverse d’un Paris trop représenté, la métropole suscite encore peu d’imaginaires et d’usages alors même que la marque « Grand Paris » a rejoint l’échiquier des grandes métropoles mondiales. Sans travail sur le sensible, sans érotisme  propre, le Grand Paris semble condamné à demeurer une coquille vide. Pourtant, en creux du marketing officiel, de nombreux artistes n’ont pas attendu pour se saisir du vocable « Grand Paris », quitte à le tordre, le déformer, le malmener.

« La banlieue influence Paname »

« La banlieue influence Paname, Paname influence le monde. Le 93 influence Paname, Paname influence le monde », scandent en 2017 Médine et sa bande dans un morceau qui a fait du bruit, Grand Paris. « J’suis du Grand Paris sans être trop Parisien », affirme le collectif dans lequel on retrouve les rappeurs Sofiane, Seth Gueko, Lino et Youssoupha. Un Grand Paris qui fait partie des grandes épopées nationales qu’aime tant décortiquer le romancier Aurélien Bellanger. Dans son livre Grand Paris (Ed. Gallimard), sorti en 2017, Bellanger dévoile les rouages qui sous-tendent ce grand dessein. Pour ce cycliste passionné des paysages du bassin parisien, « le Grand Paris est une opération de prestidigitation technocratique » visant à apporter une solution d’ordre technique à un problème qui ne l’est pas. « Il est plus facile d’avoir une ligne ou une gare à vendre que de résoudre des problèmes institutionnels. On a réussi à fabriquer des états modernes mais le seul truc que l’on n’est pas parvenu à faire c’est d’unifier Paris en une commune. Il y a peu d’endroits en France où les villes se vivent autant en opposition ».

Pour l’écrivain, il n’y a aujourd’hui pas plus de Grand Paris que de Grand-Parisiens. La cause ? Des mobilités subies – « Il est plus difficile d’aller de Marne-la-Vallée à Cergy-Pontoise que d’aller à Bordeaux ou à Deauville » – et une pratique de la métropole qui fait peu de place à la détente. Preuve en est selon Bellanger, « le RER n’est absolument pas considéré comme un moyen de transport qui permet d’accéder à des lieux de loisirs, exception faite de Versailles ou Disneyland ». Mais le véritable problème du Grand Paris est pour l’auteur de La théorie de l’information (2012/Ed. Gallimard) l’absence totale de vision urbanistique ambitieuse. En témoigne selon lui cette volonté des politiques d’enfouir le Grand Paris Epxress qui aurait pu se signaler à l’air libre et ainsi incarner cette conquête métropolitaine de la mobilité. « On n’a pas fait d’urbanisme, on l’a pensé après. Il est regrettable que le projet urbanistique le plus cher de tous les temps soit structuré sur un principe d’invisibilité ».

A lire : « Il faut faire émerger une citoyenneté métropolitaine »

Guerrier bantou du street artiste Kouka à Vitry / Jean-Fabien Leclanche pour Enlarge Your Paris
Guerrier bantou du street artiste Kouka à Vitry / Jean-Fabien Leclanche

Le Grand Paris, terra incognita

L’un des moyens de partir à la rencontre du Grand Paris, d’éprouver le territoire et son échelle, est sans conteste la marche. Une paire de baskets suffit pour découvrir les moindres recoins de la métropole. C’est ce qu’a entrepris depuis 2014 l’urbaniste et paysagiste Jens Denissens avec le collectif Le voyage métropolitain. Comme le héros du Grand Paris d’Aurélien Bellanger qui arpente la banlieue à vélo, Jens Denissens invente des trajectoires nouvelles. Tantôt c’est l’unité paysagère, tantôt la mémoire ouvrière, ou bien encore l’artisanat qui guide le serial marcheur et ses complices au travers du Grand Paris, conviant ceux qui le souhaitent à la découverte d’un espace qui se donne à voir à la façon d’une terra incongnita.

Et puisqu’il est question de marche et donc de pieds, il est un équipementier de renommée mondiale qui s’est positionné très tôt sur l’imaginaire grand-parisien. En avril 2018, Nike décide d’inviter le public à concevoir la Air Max du Grand Paris lors de workshops à la Cité de la mode et du design (13e). Un signe de la diffusion du vocable “Grand Paris” au-delà des cercles institutionnels, mouvement qu’analyse le journaliste Louis Moulin, également contributeur pour le cabinet de conseil en prospective urbaine Pop-up urbain. « On s’est mis à trouver du « Grand Paris » d’abord dans des oeuvres de science-fiction, puis dans la presse, la littérature, le rap et même à présent des commerces et des bouteilles de bière ».

Parmi les artistes ayant fait du Grand Paris leur terrain d’expression, on trouve le duo Boijeot .Renauld qui est allé à la rencontre des habitants du 93 en 2017 en fabriquant des meubles en pleine rue. Avec leur projet Exposition Périphérique en 2018, Marie Ouazzani et Nicolas Carrier ont sondé le périph’ en s’intéressant aux signes les plus discrets de résistance à la folle urbanisation du territoire, à savoir les mauvaises herbes. En 2015, le photographe Laurent Kronental s’est quant à lui penché sur les utopies modernistes des villes nouvelles dans sa série Souvenirs d’un futur, travail complété depuis par Les yeux des tours, où le Grand Paris se déploie depuis les fenêtres des « tours Nuages » à Nanterre (Hauts-de-Seine). Une dynamique artistique à laquelle contribue le programme Culture & Création du Grand Paris Express, piloté par José-Manuel Gonçalvès, par ailleurs directeur du CentQuatre à Paris (19e). Sur les chantiers des nouvelles gares, les artistes sont ainsi invités à livrer leur vision des territoires.

A lire : Après la banlieue, quelle identité post-périphérique ?

Les Murs à Pêches à Montreuil - La Fabrique / © Jean-Fabien Leclanche pour Enlarge Your Paris
Les Murs à Pêches à Montreuil / © Jean-Fabien Leclanche

Gare à l’uniformisation 

Tout l’enjeu est de veiller à ne pas uniformiser l’image que renvoie le Grand Paris. A écouter le photographe Jean-Fabien Leclanche, dont les photos illustrent cet article et qui sortira un livre consacré à Montreuil en octobre, c’est bien la pluralité qui fait l’essence de la banlieue. « La banlieue, ce n’est pas une histoire unique. Elle est constituée de centaines de récits, de paysages et de visages multiples. La banlieue est un formidable terrain d’aventures que le Grand Paris veut soudainement rendre désirable. Il n’existera pas un mais des Grands Paris dont chacun d’entre nous définira la carte, la réalité et les contours en fonction de ses besoins et de ses usages. » Alors le Grand Paris sera vraiment devenu grand. 

A voir : Les paysages du Grand Paris vus des fenêtres du Grand Paris Express piéton