Cette chronique est tirée du blog d’Olivier Razemon sur lemonde.fr, L’interconnexion n’est plus assurée. Olivier Razemon est à suivre également sur Twitter
Vous trouvez que les Parisiens se prennent au sérieux ? Que les pouvoirs sont trop concentrés dans la capitale ? Que la vie dans une grande ville est insupportable ? Qu’on serait plus avisé de faire revivre les départements ruraux plutôt que d’attirer toujours plus de monde en région parisienne ?
Tout ceci, Jean-François Gravier l’écrivait, à peu près dans les mêmes termes, il y a plus de 70 ans. Pour plusieurs générations de penseurs, d’aménageurs, d’urbanistes ou d’élus, Paris et le désert français, œuvre de ce géographe, fait figure de référence, voire de programme, mais suscite aussi des controverses. Beaucoup de ces spécialistes confient pourtant, aujourd’hui, ne pas l’avoir lu.
Ouvrage épuisé
L’ouvrage est, il est vrai, épuisé depuis longtemps chez son éditeur, Flammarion. Paru en 1947, réédité en 1958 et en 1972, marqué par une influence conservatrice, voire maurassienne (lire la critique de Jean-Louis Andreani dans Le Monde en 2008), il n’en demeure pas moins une lecture utile, alors que les questions territoriales sous-tendent toujours davantage le débat public. Si on ne peut plus acheter le livre neuf, on le trouve d’occasion et il est possible de l’emprunter à la réserve centrale des bibliothèques de Paris. J’ai rendu l’exemplaire il y a quelques jours, n’hésitez pas à le commander, c’est instructif.
Voici 10 choses que l’on peut lire dans Paris et le désert français.
1/ Le snobisme parisien. L’histoire du mépris de certains Parisiens à l’égard du reste de la France est ancienne. Au 17ème siècle Corneille ou Molière écrivaient déjà « Chez les Provinciaux, on prend ce qu’on rencontre. Mais il faut à Paris bien d’autres qualités », ou encore « Je tiens que, hors de Paris, il n’y a point de salut pour les honnêtes gens ». Dans les deux cas, les auteurs se veulent ironiques, riant de l’état d’esprit qui régnait à l’époque. Marie de Rabutin-Chantal, dite Madame de Sévigné, se permet cette maxime, sans ironie cette fois : « se sauver en province comme les mauvais comédiens ».
2/ La centralisation ferroviaire. On doit la trame du chemin de fer, dessinée en étoile autour de Paris, à l’ingénieur Alexis Legrand, directeur des travaux publics sous la Monarchie de Juillet. « On peut être assuré que peu d’hommes ont modifié aussi fortement la structure d’une nation », tance l’auteur. De Paris, six grandes lignes desservent Lille, Strasbourg, Marseille, Bordeaux, Nantes et Le Havre, et à chacune correspond un « embarcadère » parisien, préfiguration des gares de la capitale. Pour l’auteur, « aucun impératif économique ou technique ne justifiait ce schéma rayonnant autour du soleil parisien ». Il eût été logique, assure-t-il, « d’établir les principales artères en fonction des ports, des grands axes fluviaux et des premiers bassins industriels ». Au lieu de ces considérations économiques, en 1842, c’est le « souci politique et policier »qui l’emporte, afin de relier Paris à chaque préfecture.
3/ Tous à Paris. Au début du 19ème siècle, la France est encore un pays largement rural, et peuplé de manière relativement homogène. Puis l’industrialisation massive, l’exode rural les travaux d’Haussmann dans la capitale ou la concentration de la finance poussent les travailleurs vers Paris, « d’autant plus facilement que le réseau ferroviaire prend forme ». La capitale commence alors à grossir. « Entre 1851 et 1931, la France a gagné 5 millions d’habitants, soit +14%, mais la Seine et la Seine-et-Oise (les deux départements de l’agglomération parisienne à l’époque, NDLR) en ont gagné 4,4 millions, soit +232%, et ont accaparé 87% de la progression ». Seuls quelques rares départements plutôt urbains parviennent à ne pas perdre des habitants pendant cette période : Nord, Pas-de-Calais, Rhône, Bouches-du-Rhône ou les Alpes-Maritimes.
4/ Les Français boivent et sont sales. Au début du 20ème siècle, la mortalité ne baisse pas autant en France que dans les pays voisins. Cette lente démortalité française « est partiellement imputable à l’alcoolisme, peut-être aussi à un moindre effort sanitaire », écrit le géographe, sans toutefois avancer de chiffres.
5/ Banlieue, années 1960, la galère des transports. Depuis l’entre-deux-guerres, ce n’est plus Paris qui grossit, mais sa périphérie. En 1972, Gravier stigmatise « la croissance anarchique des banlieues tentaculaires » qui « a fabriqué le fabuleux gaspillage des lotissements, morne univers pavillonnaire où les déracinés tentent de recréer un monde végétal dérisoire ». Au-delà de ces phrases provocantes, l’auteur regrette l’hypercéphalie parisienne. Car tout ceci coûte cher en infrastructures. Bien avant le RER et les autoroutes, « les migrations quotidiennes entre le domicile et le travail sont devenues massives et interminables ». D’ailleurs, dès le 19ème siècle, « Haussmann se désintéresse complètement de la triste banlieue », estime Gravier, qui cite « Paris » de René Sédillot (Fayard, 1962) : « Son plus grand tort est de se comporter en préfet de Paris et non en préfet de la Seine ».
6/ Paris sans désir. En 1956, les démographes imaginent que, si la croissance se poursuit au même rythme, la région parisienne atteindra, « en l’an 2000 », 16 millions d’habitants, « pour une France de 75 millions ». Le premier plan directeur de l’agglomération, acté en 1965, estime qu’une action volontariste permettra de limiter cette progression à 14 millions. Autrement dit, l’Ile-de-France, qui contient aujourd’hui 12 millions de personnes, aurait pu être encore plus peuplée. Toute la thèse de Gravier s’appuie sur le fait qu’il est inutile, et délétère, de concentrer les pouvoirs, les emplois, les revenus dans la mégapole parisienne. Et d’ailleurs, personne ne le souhaite. En 1965, une étude de l’Institut national d’études démographiques montre que « 54% des Parisiens préfèreraient, à revenu égal, habiter une autre région ». A l’inverse, seulement « 3% des campagnards et 6 à 8% des citadins de province préfèreraient habiter la région parisienne ». Rien n’a changé. Selon un sondage publié en avril 2018, 50% des Franciliens souhaiteraient quitter la région. Plusieurs autres études d’opinion , à intervalles réguliers, confirment cette désaffection pour la région parisienne.
7/ Métro de Paris : faire payer la province. En avril 1971, le gouvernement de Jacques Chaban-Delmas fait adopter une taxe assise sur la masse salariale pour « financer les déficits de la RATP » qui étaient jusqu’alors épongés par l’ensemble des contribuables, partout en France. C’est ainsi que naît le « versement transport », étendu progressivement, depuis, à toutes les agglomérations de plus de 10.000 habitants. Or, relève Gravier, « le gouvernement se heurte à une vive opposition des députés parisiens » de sa majorité. Ceux-ci refusent le financement. « Une telle défense des privilèges les moins défendables fait penser, irrésistiblement, à la réaction nobiliaire qui précéda 1789 », commente l’auteur.
8/ Projets inutiles. La croissance folle de la région parisienne se concrétise, c’est un jeu de mot, par du béton. « Les constructions de bureaux en blanc, sans affectation préalable, sont largement accordées », en particulier à La Défense, quartier d’affaires en plein développement. Par ailleurs, le coût du RER est-ouest (le futur RER A) passent de 2,7 milliards de francs à plus de 4 milliards. « L’aéroport d’Orly ne sera pas desservi par les transports collectifs », « les connexions SNCF-métro et l’utilisation de rocades ferroviaires sont négligées ». En revanche, « un aérotrain futuriste et déficitaire joindra, sans arrêt intermédiaire, La Défense à la ville nouvelle de Cergy-Pontoise » (le projet sera abandonné en juillet 1974). Partout, dénonce Gravier, « on préfère aux améliorations modestes et utiles des ‘innovations’ spectaculaires, onéreuses et généralement inutiles ».
9/ « Décentralisez-vous dans la chlorophylle ». A partir des années 1960, les élites françaises comprennent l’intérêt de ne pas concentrer la population en région parisienne, et, sous l’influence de Gravier lui-même (la première édition datant de 1947), commencent à encourager la décentralisation industrielle, les « métropoles d’équilibre » et les « régions de programme », préfiguration des exécutifs régionaux. L’auteur cite l’émergence de la presse quotidienne régionale, la création de festivals, la prime à la délocalisation, et finalement, « la fin du dépeuplement de la province ». Comme le disait un slogan à l’époque: « décentralisez-vous dans la chlorophylle! ». Mais cette politique « est restée fragmentaire », regrette Gravier, et elle demeure elle-même « abusivement centralisée ». Ainsi, « les missions interministérielles sont dirigées par des fonctionnaires parisiens résidant à Paris ». Par ailleurs, selon lui, « 90% des anciens élèves de l’ENA vivent à Paris ».
10/ Et en 2019 ? Depuis 1947, les cours d’eau en ont charrié, du gravier. Les régions ont été créées puis regroupées, la décentralisation politique s’est renforcée, les métropoles régionales ont émergé, les lignes à grande vitesse ont été tracées. Mais d’autres difficultés sont apparues. Les grandes villes sont devenues des petits Paris. L’étalement urbain s’est poursuivi, éloignant les habitants des équipements et des emplois. Les décisions d’aménagement se prennent essentiellement à Paris, et le reste du pays se résume souvent à « la province », dite aussi, c’est plus tendance, « France périphérique ». Quant à l’Ile-de-France, qui rêve de concurrencer Londres, on y construit 70.000 logements par an.
A lire : Banlieue, un mot qui vient de loin
24 mars 2019