Société
|

La gentrification ou l’urbanisation de la lutte des classes

Street art à Londres / © Mat Brown (Creative commons - Flickr)
Street art à Londres / © Mat Brown (Creative commons – Flickr)

La gentrification est un lent mais inéluctable processus d’urbanisation de la lutte des classes selon les mots du géographe Jean-Pierre Lévy. Dans une métropole comme le Grand Paris où les prix de l'immobilier s'envolent, le journaliste Arnaud Idelon s'est penché pour Enlarge your Paris sur ces mécanismes d'embourgeoisement.

« Le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? » interrogeait le scientifique Edward Lorenz en 1972. Appliquée au marché de l’immobilier en Île-de-France, cette métaphore illustre l’effet du prix du mètre carré parisien sur les communes limitrophes, et même au-delà si l’on a en tête les hausses enregistrées à Bordeaux, Marseille ou Nantes du fait des liaisons TGV avec Paris. De son centre à sa périphérie même la plus lointaine, Paris gentrifie selon le discours unanime, mais souvent simpliste, qui camoufle les mécanismes à l’oeuvre.

Il faudrait une thèse, et même plusieurs, pour définir ce qu’est la gentrification. Sur le blog Réparer le Grand Paris, hébergé sur Mediapart, on apprend que « le mot « gentrification » vient de l’anglais “gentry” noblesse sans titre, lui-même issu du français “genterie”, de gent l’ancien singulier de gens, du latin gens, gentis. Il pourrait aussi se traduire par un “gentil embourgeoisement des quartiers populaires”, si cet embourgeoisement n’était en réalité ni gentil, ni bobo, ni bohème. »

Richard Florida, professeur en urban studies et gourou controversé, s’appuie quant à lui sur la notion de “classe créative”, qui désigne une population urbaine, mobile, connectée, tolérante et qualifiée. Il décrit un jeu de vases communicants entre la présence de cette classe créative, l’attractivité des grandes villes et le développement économique, d’où la nécessité pour les ingénieurs de l’aménagement de considérer l’effet aimant de certaines classes sociales (artistes, créatifs au sens large) et de leurs modes de vie dans la valorisation des quartiers. En France, l’urbaniste Elsa Vivant, auteure de Qu’est-ce que la ville créative ?, s’est intéressée à la façon dont l’art régénère l’image des zones périphériques ou délaissées. Avec pour conséquence à long terme, la gentrification. Un phénomène qui se manifeste par un écart allant croissant entre prix des loyers et pouvoir d’achat des populations populaires selon Mathilde Costil, docteur en urbanisme ayant travaillé sur Saint-Denis et Montreuil.

A lire : Gare à l’overdose de « Brooklyn » en banlieue

Manifestation à Berlin en 2009 / © Carl Hiett (Creative commons - Flickr)
Manifestation à Berlin en 2009 / © Carl Hiett (Creative commons – Flickr)

L’homogénéisation des pensées

Pour le géographe Jean-Pierre Lévy, il faut considérer la gentrification comme un lent mais inéluctable processus “d’urbanisation de la lutte des classes”. Dans l’introduction à l’ouvrage collectif Gentrification(s), il résume sa position de cette manière : « En somme, parler de gentrification, c’est poser la question de la recomposition de la domination sociale dans l’espace (…) observer des processus relevant de la gentrification, c’est regarder comment l’espace urbain évolue en sanctionnant et reproduisant de nouvelles hiérarchies sociales. » D’après lui, il n’y aurait pas un processus homogène de gentrification mais autant de situations différentes que de territoires.

Regardée le plus souvent sous le prisme de l’immobilier, la gentrification est aussi et peut-être avant tout un phénomène social que certains, comme la journaliste Alice Delaleu, désignent comme une dynamique d’homogénéisation des modes de vie, des usages et des représentations. « Le gentrificateur a été vu comme un gentil bobo qui, dès son arrivée, s’intègre d’abord puis s’approprie la ville. Sauf qu’il a importé avec lui sa culture mondialisée. La gentrification, c’est donc aussi l’homogénéisation des pensées, des modes de vie et des modes de vivre dans la ville. A cause de la gentrification, de cette imposition d’une culture urbaine et citadine, les populations locales ont été progressivement exclues de l’espace urbain avant d’être, littéralement, mises à la porte. Faire disparaître les épiceries locales, c’est comme déforester l’Amazonie », écrit-elle, montrant un nivellement systématique des modes de vie du côté de la classe dominante. Alice Delaleu fait écho aux thèses de l’intellectuelle queer Sarah Schulmann qui, dans son ouvrage La Gentrification des Esprits, met en parallèle la gentrification urbaine avec le mouvement plus global de normalisation et d’édulcoration des différences et des aspérités.

Un récit qui ne satisfait pas complètement Quentin Ramond, sociologue, et Claudio Pouce, urbaniste, tous deux militants au sein de l’association Droit à la Belle Ville dans le quartier de Belleville à Paris. Assis à une terrasse de la rue Dénoyez, dans un bas Belleville emblématique des luttes gagnées et perdues contre la gentrification, Quentin et Claudio veulent mettre les points sur les i : la gentrification est avant tout un phénomène urbain, social et immobilier qui désigne « l’arrivée de classes sociales plus aisées dans les quartiers de centre-ville habités par les classes populaires, conduisant à la domination et l’éviction de ces dernières.« 

Tag à Paris / © Ithmus (Creative commons - Flickr)
Tag à Paris / © Ithmus (Creative commons – Flickr)

L’Île-de-France, région la plus inégalitaire de France

Ce que dépeint également Mariette Sagot, urbaniste à l’Institut Paris Région et auteure de l’étude Gentrification et paupérisation au coeur de l’Île-de-France : « La gentrification désigne, dans les secteurs qui sont plutôt mixtes voire pauvres, l’arrivée de ménages plus aisées. Lorsque l’on compare les profils des ménages qui arrivent aux ménages déjà installés, on voit qu’il y a déplacement vers le haut de l’échelle de revenus.” Pour Quentin, il est important d’envisager la gentrification de manière plus macro. « Notre action n’est pas dirigée contre des individus qui seraient gentrifieurs, mais contre un mouvement plus structurel que nous souhaitons rendre visible, déconstruire, pour montrer qu’il existe des alternatives.« 

Dans son étude pour l’Institut Paris Région, Mariette Sagot décrit l’Île-de-France comme la région « la plus inégalitaire de France. » Avec 31% du PIB français, elle est celle qui accueille le plus de cadres et de populations aisées mais aussi celle où la pauvreté est la plus prégnante. « Il y a plus d’inégalités en Île-de-France que dans n’importe quelle autre région française », souligne-t-elle en rappelant qu’au sein du même territoire cohabitent le département le plus pauvre de France (la Seine-Saint-Denis) et les deux les plus aisés (Paris et les Hauts-de-Seine). Des inégalités qui se manifestent même d’un quartier à l’autre. « A Pantin, le taux de pauvreté continue de s’accroître tandis que certains quartiers se gentrifient totalement. Il y a des chamboulements de secteurs avec de nouveaux logements, notamment aux abords du Canal de l’Ourcq, qui attirent des nouveaux arrivants au profil plus aisé. » Contactée, la municipalité n’a pas souhaité nous répondre.

A Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), où la part des cadres a aussi fortement augmenté, on observe un doublement du prix de l’immobilier entre 2004 (1970€ le mètre carré) et 2008 (4690€ le mètre carré). « Dans Paris, il existe une concentration des secteurs les plus aisés, indique Mariette Sagot. Autour, on a comme des zones de diffusion dans des quartiers plus mixtes comme le 10e, le 11e et le 12e où des ménages très aisés s’installent, voire dans le 18e qui se gentrifie beaucoup. »

A lire : « L’avenir de Paris va se jouer en périphérie »

Banderole dans les rues de Barcelone / © biwabcn (Creative commons - Flickr)
Banderole dans les rues de Barcelone / © biwabcn (Creative commons – Flickr)

Une gentrification aux multiples visages

La suite ? Des communes de banlieue qui deviennent des annexes de la capitale comme semblait le suggérer Roland Castro dans son rapport Du Grand Paris à Paris en grand et sa proposition de villes satellites (Paris-La Courneuve, Paris-Arcueil…). Pour Mariette Sagot, si la gentrification va continuer dans tout le sud de la métropole, elle sera freinée dans le nord du 93 par l’importance du parc social. « On ne peut pas chambouler du jour au lendemain tout un territoire où beaucoup de parc social est implanté et qui garantit une stabilité. » Quentin, du Droit à la Belle Ville, estime quant à lui que « l’hypothèse d’un front de gentrification est à la fois trop facile et dangereuse en ce qu’elle postule que la gentrification est un processus homogène et immuable.« 

Quentin et Claudio mettent d’ailleurs en garde contre la vision d’une gentrification s’étendant du centre vers la périphérie. A Belleville comme à Barbès, la gentrification monte au sein de quartiers autrefois populaires. « Il n’y a pas une gentrification mais des gentrifications. La gentrification à Belleville n’est pas la même qu’à Barbès, Montreuil, Pantin ou Saint-Ouen. Ce sont à chaque fois des paramètres différents, sur des territoires aux histoires différentes avec des choix politiques différents.« 

Parmi les régulateurs des effets de la gentrification, on trouve la mobilisation de la société civile, les logements sociaux qui sont un levier de stabilité pour le maintien des classes populaires ainsi que les pouvoirs publics lorsqu’ils agissent en ce sens. Du côte des accélérateurs, il faut citer les promoteurs, les bailleurs, les aménageurs et les pouvoirs publics à nouveau. Car le comme le martèlent Quentin et Claudio, la gentrification découle d’un choix politique et peut être encouragée comme freinée. « La gentrification n’est pas naturelle, ce n’est pas une fatalité. C’est un processus qui est voulu et encouragé par certains acteurs, privés et publics. Il nous importe donc d’en dévoiler la structure. »

A lire : Les friches sont-elles les agents doubles de la gentrification ?