Par Marianne Roussier du Lac, botaniste et docteure en littérature
Elles couvrent près d’un tiers de la France métropolitaine et un peu partout en Île-de-France vous les trouvez quasiment à votre porte. Brusquement interdites d’accès pendant le confinement de 2020, elles nous ont tant manqué qu’à présent, pour réparer cette perte, il semble que nous ne puissions plus nous passer d’elles.
Ces forêts peuplées de grands arbres hauts et droits qui nous sont familières, nous nous plaisons à croire qu’elles sont là de toute éternité. En promenade, nous cherchons à identifier les essences pour mieux reconnaître celles que nous jugeons les plus nobles, les « climaciques » [qui ont atteint un état durable d’équilibre, NDLR], qui attestent l’ancienneté du boisement : le chêne, le hêtre, le châtaignier. Nous avons tendance à oublier que cette forêt mature est une réalité écologique moderne. À rebours de la légende de l’immense forêt gauloise, la véritable histoire de la forêt en France est celle des variations de son déboisement par l’immuable convoitise humaine.
« Cette forêt nouvelle est donc moins un héritage reçu de temps immémoriaux que le résultat de choix opérés par notre intelligence collective qui pressent déjà au XIXe siècle »
Le pâturage, l’exploitation du bois pour le chauffage, la construction et l’industrie, l’incendie consécutif à la pratique du brûlis sur les terres agricoles voisines des lisières sont autant d’activités humaines qui, sévissant au long des siècles, à plus ou moins haute intensité, donnent à la forêt l’aspect d’une lande boisée où la bruyère ponctuée de bosquets d’ormes ou de charmes est traversée çà et là de routes au bord desquelles on laisse quelques beaux arbres pour ménager l’ombre des haltes où faire boire les chevaux. Si les grands chênes survivants qu’on vénère aujourd’hui pouvaient parler de leur jeune temps, ils nous raconteraient combien le visage de la forêt s’est modifié depuis leur jeunesse. Ils grimaceraient spécialement au souvenir des dernières décennies du XIXe siècle quand la surface boisée de la France atteint son minimum historique, au point de ne plus recouvrir que 13 % du territoire, provoquant alors un sursaut salvateur.
Cette forêt nouvelle est donc moins un héritage reçu de temps immémoriaux que le résultat de choix opérés par notre intelligence collective qui pressent déjà au XIXe siècle. Alors que la civilisation agropastorale décline, la révolution industrielle avance et organise aussi bien l’accès à de nouvelles sources d’énergie que le pillage des matières premières des pays colonisés. L’influence du romantisme paysager inspiré par les écrivains et les artistes encourage alors à convertir ces mutations, par ailleurs dommageables, en bénéfices pour la forêt sur laquelle la pression se relâche suffisamment pour favoriser la régénération qui nous donne aujourd’hui la jouissance de magnifiques massifs forestiers, tels que les cinquante forêts domaniales de l’Île-de-France.
Aujourd’hui nous voulons des forêts et, comme pris sous un charme qui confine à l’envoûtement, nous les recherchons et les fréquentons assidûment. De la selva oscura « âpre, touffue et sauvage » où s’égare Dante au départ de son chemin douloureux dans les cercles de l’Enfer, de ce lieu horriblement hanté de bêtes sauvages, symbolisant ses fautes passées et sa crainte d’une imminente punition dont Virgile vient le délivrer, des gravures afférentes de Gustave Doré et du cri de Victor Hugo « Les forêts sont des apocalypses », il ne nous reste rien.
« Notre écosensibilité accrue par la crise sanitaire a choisi la forêt pour y jouer la scène de notre renaissance »
La nuit, la solitude et l’abandon, l’épreuve physique et la peur de la mort dans la forêt, c’est terminé, du moins en apparence. Tout au contraire, notre écosensibilité accrue par la crise sanitaire a choisi la forêt pour y jouer la scène de notre renaissance. Qu’imaginons-nous donc des arbres pour leur donner sur nous un tel pouvoir ? La forêt nous fait du bien et il arrive qu’on entre en forêt comme on entre en thérapie. La psychologie évolutionniste y voit la preuve de notre conditionnement évolutif. Notre sylvophilie s’expliquerait par notre très lointain mais très long passé d’espèce arboricole et nous reconnaîtrions inconsciemment dans les milieux arborés des endroits favorables pour notre sécurité et notre bien-être. Assurément, mais notre relation positive à la forêt dépasse ce déterminisme. Il est exact que, pour des raisons scientifiquement expliquées, marcher et respirer en forêt régule le stress et stimule le système immunitaire ; aussi sommes-nous invités par la culture japonaise à pratiquer le shinrin yoku, ce bain de forêt revivifiant. Toutefois, en tant qu’êtres sensibles et imaginatifs, nous sommes touchés tout autant par notre perception de notre environnement que par sa réalité objective.
En liaison avec notre ancestrale mémoire d’espèce, la convivialité avec les arbres offre des sensations immersives qui nous reconduisent vers un imaginaire maternel. Ne sommes-nous pas bien à l’abri parmi les arbres, tantôt ombragés par une haute futaie, tantôt enfoncés dans le sous-bois profond où, selon Julien Gracq, « flottait dans le noir une odeur de mousse et d’eau stagnante » ? Dès lors, assez en confiance pour nous abandonner au contact de notre environnement, nous vivons alors, un tant soit peu, notre vie à la façon d’un arbre.
Car il est, lui, comme l’explique l’écrivain Alexandre Jenni dans de belles images, tout entier confié à son environnement grâce à l’interface immense de son feuillage déplié dans l’air pour y chercher la lumière et l’humidité, semblable à un grand drap vivant traversé par la brise, imbibé par la rosée, et qui ne sèche jamais. Mais à d’autres moments nous sentirons que les arbres veulent jouer avec nous à la manière d’un père entraînant ses enfants vers l’autonomie. Nous les suivrons le cœur léger, nous embarquant sur la mer végétale et ses imprévus en toute insouciance, portés par la joie de vivre que procure l’abandon du confort, et ceux qui ont connu l’aventure scoute retrouveront son goût magique de feu et d’herbes, en se réappropriant les vers de René Char :
Pour qu’une forêt soit superbe,
Il lui faut l’âge et l’infini.
Ne mourez pas trop vite amis
Du casse-croûte sous la grêle.
« Les menaces qui pèsent sur nos écosystèmes forestiers – réchauffement, sécheresses, insectes pathogènes, maladies fongiques –, ne sont pas des fatalités inexplicables »
Dans nos forêts modernes gérées en « espaces naturels aménagés », devenues de grandes réserves sécurisées, lumineuses, sans voitures, sans clôtures, chacun peut circuler à sa guise et ressentir le soulagement d’échapper un moment aux contraintes de la vie urbaine, et c’est très bien. Mais peut-être un jour ferez-vous en forêt quelques pas de plus, un peu plus loin, un peu plus longtemps, un peu plus tard. Resté seul, vous entendrez le brame du cerf, le cri d’un oiseau nocturne, ou simplement le son du silence. Peut-être apprécierez-vous alors d’abord d’être délivré de la compagnie des autres hommes à l’image d’un Jean-Jacques Rousseau vieillissant et torturé par sa misanthropie, cherchant chaque jour quelque lieu sauvage dans la forêt, quelque lieu désert où rien ne montrant la main des hommes n’annonçât la servitude et la domination, quelque asile où je pusse croire avoir pénétré le premier et où nul tiers importun ne vint s’interposer entre la nature et moi.
C’était là qu’elle semblait déployer une magnificence toujours nouvelle. Peut-être encore, dans ce paysage sonore inhabituel, dans cette absence momentanée de vos congénères, parmi ces arbres aux formes soudain étranges, éprouverez-vous quelque chose de cette naturalité sauvage qui inspire la crainte aux civilisés que nous sommes, et qui ressurgit parfois à la faveur des circonstances dans la forêt la mieux arrangée pour notre agrément. Vous sentirez alors les présences des autres espèces, et à ce moment votre vigilance involontaire, mêlée de peur et de plaisir, vous rappellera votre propre appartenance au monde des vivants. Les menaces qui pèsent sur nos écosystèmes forestiers – réchauffement, sécheresses, insectes pathogènes, maladies fongiques –, ne sont pas des fatalités inexplicables. Nous en sommes à l’origine car nous nous sommes désolidarisés de l’histoire commune de la vie sur cette planète, nous avons fondé notre prospérité d’espèce à part sur la destruction des autres espèces en oubliant que nous dépendions d’elles, et c’est donc nous-mêmes que nous détruisons.
Beaucoup de livres sont écrits sur cela ; puissent-ils nous aider à changer de cap, mais c’est d’abord l’expérience sensible qui facilitera notre prise de conscience. Un peu comme les personnages imaginés par Julien Gracq, qui sous le prétexte de surveiller la frontière patrouillent avec bonheur dans une forêt de conte encore à l’écart de la guerre, encore régie par des arrangements paisibles entre vivants, restons en éveil auprès de nos arbres, nos compagnons terrestres, parmi les interactions innombrables qu’ils entretiennent avec tant d’autres espèces vivantes ; cherchons et trouvons la symbiose qui nous mettra à notre juste place auprès d’eux, pour que l’aventure continue et que vivent les forêts.
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11 juin 2023