Culture
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« Les friches sont des lieux où l’on peut tout réinventer »

Le festival "Gare aux docs" à La Recyclerie à Paris / © La Recyclerie
Le festival « Gare aux docs » à La Recyclerie à Paris / © La Recyclerie

Quel est le rôle des friches dans le Grand Paris ? Quelle place peuvent-elles trouver dans une métropole où le prix du foncier flambe ? Des questions qui se posent alors que le tribunal de grande instance de Bobigny doit rendre sa décision ce 15 janvier sur le sort de Mains d'Oeuvres, friche historique à Saint-Ouen. Retour sur les échanges intervenus entre des spécialistes du sujet le 14 octobre dernier dans le cadre du forum "Entreprendre dans la Culture dans le Grand Paris" organisé par le ministère de la Culture à Arcueil. 

Juliette Bompoint, directrice de Mains d’Œuvres

Je pense que l’expulsion de Mains d’œuvres (le 8 octobre 2019, à la demande de la Mairie de Saint-Ouen, propriétaire des lieux, Ndlr) a marqué beaucoup de gens. D’abord parce que de nombreux responsables de lieux, acteurs culturels et porteurs de projets s’en sont inspirés, y sont passés, ont partagé quelque chose avec Mains d’œuvre. Et puis, comment ne pas évoquer l’envoi de 25 cars de CRS pour nous déloger, et cet emmurage immédiat de l’imagination artistique et citoyenne ? 

Au-delà du choc de cette expulsion, cela fait quelques années que l’on interroge la question des tiers lieux, qui pour nous renvoient à la frontière étroite de la marchandisation de la culture, à des modèles qui deviennent de plus en plus commerciaux dans un contexte de pression immobilière de plus en plus importante. Et de fait, à Saint-Ouen, lorsque nous parlions de plus-value sociale et de valeur ajoutée culturelle, le maire, propriétaire du bâtiment, répondait : « Vous êtes un manque à gagner pour les contribuables. » C’est une logique qui se situe à l’opposé de ce que nous faisons depuis près de vingt ans dans ce territoire. 

C’est pour répondre à ce type de confrontation que depuis quelques années nous travaillons à la création d’une foncière culturelle solidaire qui s’appelle « La Main Neuf Trois Point Zéro », et qui aura pour vocation d’acheter des lieux avec des habitants, pour que ces lieux perdurent, qu’ils aient en tous cas un horizon plus lointain qu’une alternance politique. Je pense qu’avec ce projet, nous pourrons aussi apporter des solutions fortes aux logiques commerciales ou qui « ne coûtent pas cher », et qui ont de plus en plus souvent la faveur des élus et des promoteurs, notamment au travers du phénomène des tiers-lieux. 

Ces dernières années, le développement des projets dont parle Stéphane (voir ci-dessous) a mis dans la tête d’un certain nombre de promoteurs immobiliers et d’élus qu’il était possible d’ouvrir des lieux culturels sans subventions publiques. Certains disent même que la bière est la nouvelle subvention ! Pour moi, on ne peut pas financer une production d’art sur un territoire sans subventions. Qu’ouvrir des lieux ne coûte pas cher, cela peut s’entendre, mais dire à des acteurs de l’aménagement de la ville que cela peut ne rien coûter du tout, c’est passer à côté de l’enjeu d’une activité culturelle qui est, par définition, économiquement déficitaire. Et le succès des lieux autofinancés a permis à certains maires de dire aux acteurs des lieux culturels : « Il y a d’autres que vous qui ont des modèles économiques beaucoup plus robustes ». 

Le problème vient aussi du terme de tiers-lieu qui a réuni des visions et des pratiques trop différentes, à tel point qu’on n’arrive plus à distinguer un coworking où l’on se contente de partager une photocopieuse d’un lieu indépendant d’imagination artistique et citoyenne qui va vraiment défendre une mission d’intérêt général. Et au final, ce qui reste dans l’esprit de trop de décideurs, d’élus et de promoteurs, c’est « qu’un tiers-lieu, c’est gratuit, ça se débrouille ».

Doit-on déménager Mains d’œuvres, l’implanter ailleurs ? Aujourd’hui, nous défendons aussi bien notre démarche culturelle et sociale que notre lien aux habitants. Certes, on nous propose des solutions de repli à l’autre bout du département, à l’autre bout de Paris, mais nous sommes attachés à cet ancien site de l’équipementier Valéo, que la ville a acheté il y a vingt ans, en 1998, pour accueillir notre association et que nous avons transformé au fur et à mesure des années, qui se transforme encore en fonction des projets. Le bâtiment a été réhabilité pour plus de quatre millions d’euros en vingt ans et par chaque petite main qui a apporté le rideau, le pot de peinture… On ne peut pas négliger cet investissement collectif. Mains d’Oeuvres doit appartenir à tout le monde, c’est un bien communal. Ce lieu ne peut pas être le jeu ou l’enjeu d’une élection. 

Mains d’Oeuvres à Saint-Ouen / © Mains d’Oeuvres

Stéphane Vatinel, directeur général de Sinny&Ooko (la Cité Fertile, la Recyclerie, le Pavillon des Canaux…) et directeur de l’Ecole des tiers-lieux

Depuis le jour où nous avons ouvert la Recyclerie Porte de Clignancourt à Paris (18e), nous intéressons beaucoup d’élus. Nous avons acheté le bâtiment, nous ne demandons pas un centime à la collectivité, c’est ouvert aux quatre vents, on peut y venir du lundi matin jusqu’au dimanche soir sans nécessairement consommer, on peut y travailler, profiter de la programmation… On nous a présenté un certain nombre de fois comme le cheval de Troie de la gentrification mais la situation est que Porte de Clignancourt, entre un KFC et un McDo, dans un quartier qui n’est pas le plus simple de Paris, vous avez un lieu qui accueille plus de 260.000 personnes à l’année et qui se finance avec son activité. 

Un tiers-lieu doit-il être subventionné ou pas, autonome ou pas, être un lieu de travail ou pas ? Pour moi, l’essentiel est qu’il réponde à un spectre d’émotions et d’usages suffisamment large pour qu’il « colle » à son territoire. Et selon les territoires, on a besoin de tiers-lieux subventionnés ou à l’inverse, de tiers-lieux qui peuvent trouver un modèle économique « privé ». Il n’a jamais été question que le tiers-lieu soit uniquement rattaché à l’artistique ni au travail. 

Qu’est-ce que c’est qu’un tiers-lieu ? Je donne souvent cette définition : votre premier lieu c’est votre lieu d’habitation, votre deuxième lieu c’est votre lieu de travail, le troisième lieu – le tiers-lieu -, c’est un lieu de destination choisie. On n’a pas forcément envie d’habiter là où on habite, on n’a pas forcément envie de travailler là où l’on travaille, en revanche, le tiers-lieu on y va parce qu’on a envie d’aller dans cet endroit. Pour moi cette définition offre une grande liberté quant au choix de ce que l’on y fait. Chez Sinny&Ooko nous proposons depuis deux ans à la Cité fertile à Pantin une Ecole des tiers-lieux où nous présentons les tiers-lieux comme des espaces de superposition des usages, des zones de friction qui vont faire se rencontrer des gens. Un tiers-lieu, c’est aussi large que cela ! 

Conférence à la Recyclerie à Paris / © La Recyclerie
Conférence à la Recyclerie à Paris / © La Recyclerie

Michel Simonot, sociologue de la culture 

Les premiers tiers-lieux sont nés dans des « fabriques » des années 60 en Allemagne, en Suisse, en Hollande, à l’initiative de citoyens et d’artistes souhaitant créer des lieux d’art et de vie tout en étant autonomes. Il y avait la nécessité pour eux d’être artistes de plein droit, dans les enjeux du temps, et en même temps dans un usage du lieu qui réunissait toutes les possibilités. Il y a quelque chose qui reste de ça qui est un rapport de conflit ou de concurrence entre les institutions culturelles et ce qu’on appelle les tiers-lieux. On le retrouve dans le discours un peu « pirate » des tiers-lieux. 

Aujourd’hui, le cœur du sujet, c’est la disparition des politiques publiques dans la culture. Ce que Stéphane Vatinel appelle « financement », « ressources », « modèle économique », est un vocabulaire récent qui correspond au fait que quelque chose a disparu dans le langage contemporain : c’est la subvention de fonctionnement. Ce n’est pas que tout était mieux avant mais rappelez-vous simplement comment cela fonctionnait. Dans les années fondatrices des politiques culturelles, dans les années 50, 60, 70, 80, une subvention était de fonctionnement, c’est-à-dire qu’elle n’était pas liée à un projet, pas liée à une activité qui avait un début et une fin. Les artistes ou les acteurs culturels avaient la possibilité avec cette subvention de l’État de mener une démarche dans le temps. Aujourd’hui, on fait des appels à projets, c’est-à-dire un projet qui est affecté à un petit objectif, dans un petit territoire et dans un temps court. Les artistes comme les militants culturels, une fois qu’ils ont obtenu un projet, sont déjà en train – obligés pour survivre – de chercher l’appel à projets suivant. Ce type de politique culturelle publique institue la précarité. 

La Ferme du Bonheur / © Ferme du Bonheur
La Ferme du Bonheur à Nanterre / © Ferme du Bonheur

Michaël Silly, fondateur du club Ville hybride-Grand Paris 

Au début des années 2010, lors de l’émergence du Grand Paris, l’architecte Patrick Bouchain m’a fait découvrir plusieurs acteurs culturels très locaux : Nicolas Cesbron et Julien Beller à Saint-Denis, Annie Sellem à la fac de Villetaneuse et Monty Laster à la Courneuve. Leur rencontre m’a fait voir que dans des territoires difficiles, il y avait des initiatives assez spontanées qui se substituaient aux acteurs publics et qui, avec des bouts de chandelle, remplissaient des missions d’intérêt général, créaient des communautés pour les artistes. En visitant des lieux comme la Briche de Nicolas Cesbron à Saint-Denis, le Moulin Fayvon de Monte Laster à La Courneuve, Mains d’œuvres alors dirigée par Fazette Bordage, je me suis dit qu’il fallait que le Grand Paris s’empare de la thématique émergente des fabriques artistiques et culturelles. En 2011, on est passé dans un second modèle incarné par l’architecte Julien Beller qui, avec des artistes et grâce au soutien de Plaine Commune et du promoteur Brémont, a fait émerger le 6b à Saint-Denis pour investir l’espace public et imaginer un nouveau rapport aux habitants. Le troisième temps correspond à l’apparition de ce que j’appelle la famille festive, celle de Sinny & Ooko, la Lune Rousse, le Hasard ludique. Et puis il y a une quatrième famille, celle des anciens Monsieur Jourdain des fabriques artistiques et culturelles comme la Villa Mais d’Ici qui revient dans le jeu à travers le projet du Fort d’Aubervilliers et qui se voit confier la conception et l’animation du « Hangar 1 ». Ce sont ces acteurs artistiques et culturels qui reviennent dans le jeu par le prisme des appels à projets et de l’éphémère. 

Quels sont les éléments nouveaux ? Une bascule a eu lieu en 2014 – 2015 avec les appels à projets du type « Réinventer Paris » et « Inventons la Métropole du Grand Paris » – une collectivité qui maîtrise son foncier fait appel à des investisseurs privés pour le transformer. A cet élément plutôt conjoncturel s’en ajoute un autre qui est pour moi plus structurel : c’est l’attrait collectif pour les friches, les tiers-lieux, comme on a pu l’avoir à la fin du XIXe siècle avec les ruines du romantisme. A cette époque comme à la nôtre, nous vivons un contexte de transition. A la fin du XIXe on sort du modèle monarchique pour rentrer dans la société industrielle. Ici on sort des Trente Glorieuses pour aller vers un autre modèle. L’autre point commun entre ces deux périodes, c’est la place tenue par la nature. On voit dans les friches, dans les tiers-lieux, que l’agriculture urbaine est un élément assez important. Et puis il y a aussi le sentiment de malaise par rapport à la société contemporaine et la brutalité du monde économique. Les friches sont des lieux où tout devient possible, où l’on peut tout réinventer et je rejoins complètement Stéphane là-dessus : ces lieux peuvent abriter tous les usages. Il ne peut pas y avoir de restriction. 

Quand j’ai découvert le phénomène des tiers-lieux, une conception très fine de projets prédominait entre artistes et habitants. Un des exemples les plus aboutis est le festival de la Briche foraine, qui se tient en juin et rayonne sur tout le territoire de Saint-Denis. Aujourd’hui, je pense qu’il est temps de s’adresser à la classe moyenne, c’est-à-dire à un public beaucoup plus large qui ne se limite pas seulement aux publics en difficultés ou à la classe créative. En effet, dans le Grand Paris comme ailleurs, une large partie de la population reste très éloignée des pratiques culturelles. Les toucher, même si c’est au prix d’une proposition artistique parfois moins ambitieuse, est pour moi le défi que doivent relever les tiers-lieux.

Propos recueillis le 14 octobre 2019 chez Anis Gras à Arcueil dans le cadre du forum « Entreprendre dans la Culture dans le Grand Paris » organisé par le ministère de la Culture. 

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