Culture
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Annie Ernaux et l’énigme de nos vies ordinaires

Claude Dityvon, 18 heures, Pont de Bercy, Paris, 1979. Gelatin silver print. © MEP Collection

L’exposition consacrée à l’écrivaine Prix Nobel de littérature et au rapport entre ses écrits et la photographie attire les foules. Elle va même ouvrir un jour de plus par semaine pour accueillir davantage de visiteurs. Mais qu’a donc de si exceptionnel cet événement montrant des gens dans le métro ou dans la rue de villes périurbaines sans charme ?

Mixer des photos de la vie ordinaire dans des villes aux paysages récents, eux aussi ordinaires, à des écrits sur des passants fatigués, sur des voyageurs du RER, sur le ramasseur de caddies du supermarché de banlieue, cela peut faire hésiter, douter. Mais cette hybridation, loin d’être banale et plate, donne l’une des plus belles expositions du moment à la MEP, la Maison européenne de la photographie à Paris. Un événement qui cartonne d’ailleurs : la MEP vient d’annoncer qu’elle ouvrirait exceptionnellement aussi les mardis, jour où le musée est habituellement fermé, pour accueillir les visiteurs jusqu’à fin mai.

« Je suis traversée par les gens, leur existence, comme une putain »

D’un côté, 150 clichés signés de 29 photographes tels Daido Moriyama, William Klein, Martine Franck, Janine Niepce, Dolores Marat, piochés dans les 24 000 œuvres photographiques des collections permanentes de l’institution. De l’autre, accrochés aux cimaises comme des tableaux, des pages agrandies du « Journal du dehors », datant de 1993, écrit par la Prix Nobel de littérature Annie Ernaux. Dans des récits ultracourts, elle décrit des saynètes urbaines, de façon précise, sans fioriture. Des haïkus du quotidien dans la périphérie des centres-villes. Des instants captés de 1985 à 1992 par l’écrivaine dans la rue, le métro, le train entre Paris et la ville nouvelle de Cergy-Pontoise (Val d’Oise) où elle habite toujours. « Je suis traversée par les gens, leur existence, comme une putain », écrit-elle ainsi dans ce « Journal du dehors ».

Lou Stoppard, jeune commissaire britannique âgée d’une trentaine d’années, a cherché avec la complicité d’Ernaux, 83 ans, à faire résonner des images avec cette « sorte d’écriture photographique du réel, dans laquelle les existences croisées conserveraient leur opacité et leur énigme », selon les mots de l’autrice. « Chaque photographie provoque une sensation globale, tout comme j’essaie dans mes textes de donner une sensation, c’est par là que l’on peut se rejoindre, pas par le sujet », a déclaré Annie Ernaux, le jour de l’inauguration de l’exposition en février dernier.

Il ne s’agit donc pas d’illustrer fidèlement les écrits par une image du centre-ville de Cergy par exemple. Et les clichés choisis par le duo Stoppard / Ernaux ne se cantonnent pas à la fin des années 1980 ni au Grand Paris, mais ont été prises en France, en Italie, aux États-Unis, à Singapour, au Japon, entre 1940 et 2021. Ce qui se joue dans l’exposition, c’est une façon de voir le monde « du dehors », celui de l’autre côté de la porte, celui où l’on se croise, où l’on se toise, comme dans cette photo de Marie-Paule Nègre, où des promeneurs lambda apparaissent de façon cocasse dans le même plan, au jardin du Luxembourg en 1979.

« Ces gens sont là »

Un univers urbain, « moderne », difficile, où l’on se déplace, coincé contre les portes d’une rame du métro, comme dans ces tirages en grand format d’Hiro pris à Tokyo en 1952, où les vitres dessinent de drôles de hublots révélant des passagers écrasés et parfois songeurs. On part consommer, s’asseoir à la terrasse d’un café, faire ses courses au supermarché, comme dans ce cliché de Jean-Philippe Charbonnier de 1973, où un homme se tenant à son caddie, où se balance un sac féminin, a l’air d’attendre sa compagne, exaspéré (l’excellent photographe humaniste Charbonnier est d’ailleurs à redécouvrir aussi à la Galerie Rouge à Paris en ce moment).

« Les photographes exposés tout comme Annie Ernaux enregistrent des détails de cette vie dans l’espace public qui trahissent une hiérarchie sociale, qui sont un reflet de la société, et qui disent aussi des choses sur nous-même », explique Lou Stoppard. Que ce soit une jeune femme riant de façon démonstrative, portraiturée par Gary Winogrand en 1970 à New York ou deux enfants endimanchés en Turquie, marchant du même pas, par Jean-Christophe Béchet en 1986 : « Ces gens sont là, décrit Annie Ernaux, vous ne savez rien d’eux, mais il n’y a pas besoin de savoir, car ils portent quelque chose en eux. »

Infos pratiques : « Extérieurs, Annie Ernaux & la Photographie » jusqu’au 26 mai 2024 à la Maison européenne de la photographie, 5/7, rue de Fourcy, Paris, 4e. www.mep-fr.org

Mohamed Bourouissa, L’Impasse, 2007,  série « Périphérique », C-type print. MEP Collection, Paris. Acquisition en 2008 grâce au soutien de Neuflize VieFondation. © Mohamed Bourouissa. Courtesy of the artist and Mennour, Paris
Dolorès Marat, La Femme aux gants, 1987. Tirage au charbon en quadrichromie (procédé Fresson). Collection MEP, Paris. Acquis en 2001.
© Dolorès Marat
Clarisse Hahn, Ombre. 2021/ © Courtesy de l’artiste et de la galerie Jousse Entreprise, Paris
Bernard Pierre Wolff, Shinjuku, Tokyo, 1981. Tirage gélatino-argentique. 
Collection MEP, Paris. Legs de l’auteur en 1985. © Maison européenne de la photographie, Paris