Il y a quelques mois, Jennifer Lawrence et Josh Hutcherson créaient l’événement à Noisy-le-Grand et Ivry-sur-Seine : les deux jeunes stars y étaient présentes pour le tournage du dernier épisode de la saga Hunger Games, sortie le 18 novembre dernier dans les salles. Presqu’en même temps qu’eux, des danseurs du New York City Ballet étaient les héros d’un film tourné au pied des tours de la cité des Bosquets à Montfermeil. Récent lauréat de la Bourse du talent, Laurent Kronental a quant à lui passé quatre années dans ces mêmes quartiers. Loin des caméras et des spotlights d’Hollywood, le jeune photographe y a en effet rencontré des personnes âgées, témoins de la vie de ces grands ensembles depuis leur construction dans les Trente Glorieuses jusqu’à aujourd’hui.
Pourquoi décide-ton, un jour, d’aller passer des heures en banlieue avec son appareil photo ?
Laurent Kronental : D’abord parce que j’ai toujours été passionné par les villes : on m’avait offert un livre sur Hong-Kong quand j’avais 11 ans, il m’avait totalement fasciné. J’ai toujours voué une grande admiration pour les espaces urbains et les structures monumentales. J’habite à côté du quartier des Damiers, à Courbevoie : je l’ai traversé des milliers de fois pendant ma jeunesse pour prendre le métro. Ce quartier, comme celui de Pablo Picasso, tout proche à Nanterre, s’est révélé essentiel dans ma démarche. Il y a une singularité brutale dans les formes, un côté organique aussi, un urbanisme spectaculaire qui s’avère bien plus captivant que le décor de La Défense, à mes yeux. Ces architectures paraissent venue d’une autre époque : elles sont totalement rétro-futuristes.
Pour autant, votre projet ne se limite pas à de simples photos d’architecture…
Je voulais un projet qui ait du sens. J’aurais souhaité mieux connaître mes grands-parents… Je me suis souvent demandé comment était la vie à leur époque, ce qui constitue les différences entre nos générations. Je voulais aussi comprendre ce qui nous rassemble malgré notre différence d’âge. Je ressens beaucoup d’interrogations et de curiosité face à ces seniors. L’idée de ce sujet est venue de la rencontre d’un couple de personnes âgées qui vivaient dans une petite rue champêtre, à Courbevoie. On avait l’impression d’être à la campagne, alors qu’il y avait La Défense juste derrière. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire sur le changement d’époque et le passage de générations. Imaginer quelle était la vie des gens avant l’arrivée des grands ensembles, comment et pourquoi certains ont décidé d’y habiter. Je souhaitais à la fois parler d’architecture et d’humain. Il y a un parallèle intéressant à établir entre le vieillissement de ces structures et le vieillissement humain.
Justement, concernant ce vieillissement, Ricardo Bofill, l’architecte qui a conçu les Espaces d’Abraxas à Noisy-le-Grand, disait récemment qu’il n’avait pas totalement réussi son projet. Qu’en pensez-vous ?
Il a dit aussi qu’il ne l’avait pas totalement raté ! Mais à vrai dire, j’ai du mal à répondre à la question de savoir si ces architectures utopiques sont un échec ou un succès. Je ne suis pas architecte, ni urbaniste, ni sociologue. J’essaye simplement d’écrire une histoire pour les gens qui regardent mes images, de susciter des interrogations…
Cela fonctionne d’autant mieux que ces quartiers véhiculent un imaginaire très fort. Certaines scènes du dernier épisode du film Hunger Games ont ainsi été tournées à Noisy-le-Grand et à Ivry-sur-Seine. Des endroits où vous avez travaillé…
C’est vrai. A Noisy-le-Grand, il y avait déjà eu le tournage du film Brazil dans les années 80. A l’époque, ils s’étaient déjà servis de ces espaces pour présenter une vision de la ville du futur. C’est le cas aussi dans ce dernier volet d’Hunger Games.
C’est forcément une source d’inspiration pour un photographe : comment avez-vous construit votre sujet du point de vue esthétique ?
J’avais avant tout envie de proposer un autre regard sur ces quartiers. Il y a finalement peu de photographes qui ont travaillé sur ce sujet. Parmi ceux qui ont produit de belles séries, je pense à Mathieu Pernot, et son travail Le Grand ensemble, qui évoquait entre autres la destruction des quartiers d’habitat social. Ou Cyrus Cornut, dont vous avez déjà présenté le travail. Dans Souvenir d’un futur, je voulais une ville vidée de ses habitants. Et proposer des points de vue insolites, une vision architecturale puissante : rendre la démesure et le gigantisme de ces ensembles. Donc il y avait un véritable travail de cadrage à réaliser, comme le choix de l’endroit d’où étaient réalisées les prises de vue : au sol, depuis des balcons ou des parkings… C’est la raison pour laquelle j’ai travaillé à la chambre argentique, qui permet de réaliser des décentrements : l’idée étant d’avoir des lignes bien droites, mais aussi de voir plus haut, plus large. Et pour les couleurs, j’ai fait le choix de travailler tôt, aux heures bleues du matin et pendant le lever de soleil, ou en fin de soirée à la tombée de la nuit. Il y a un côté énigmatique dans les lumières et un sentiment post-apocalyptique qui se dégage des clichés. L’idée d’un monde parallèle, en quelque sorte, où seules les personnes âgées, qui habitent ces quartiers, pouvaient encore témoigner. C’était une façon, aussi, de brouiller les repères de temporalité.
Du coup, cette présence humaine constitue une vraie force émotionnelle dans vos images. C’est ce qui explique qu’elles touchent tant les gens ?
Si j’avais simplement photographié des immeubles, il n’y aurait probablement pas eu la même force émotionnelle dont vous parlez. C’est peut être la singularité de mon sujet : dans ces grands ensembles, il y a l’idée d’un passage du temps. On représente souvent les personnes âgées comme des personnes fatiguées, je voulais pour ma part les mettre en lumière et bousculer les idées reçues, révéler à la fois l’idée d’une force et d’une fragilité. Je cherchais quelque chose d’intemporel, l’expression d’une mélancolie. Il y a par exemple ce vieux monsieur au bonnet et au manteau vert dans mes photos, tel un marin du futur. Sa personnalité est hors du temps. D’ailleurs lui le disait très bien : « Mon corps vieillit, mais mon esprit, lui, ne vieillit pas ».
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26 novembre 2015