Le dynamisme berlinois en matière culturel fait aujourd’hui des envieux parmi les grandes métropoles mondiales. A l'heure où le Grand Paris cherche ses orientations, certains voudraient trouver dans la capitale allemande les recettes d’un succès qu'analyse Fabrice Raffin, maître de conférences à l'université de Picardie-Jules-Verne.
Fabrice Raffin, maître de conférences à l’université de Picardie-Jules-Verne et membre du laboratoire Habiter le Monde.
La culture berlinoise actuelle s’inscrit dans une histoire longue incarnée et mise en oeuvre par des femmes et des hommes engagés, bien loin des incantations et des bonnes intentions des politiques publiques françaises. En effet, le processus est long qui mène de la destruction et du démantèlement de la capitale du IIIe Reich à l’émergence d’une capitale culturelle au rayonnement mondial. A Berlin, ce rayonnement ne se produit pas à l’endroit où on l’attend dans les autres capitales européennes. Il s’appuie sur des pratiques culturelles dites « alternatives », ailleurs considérées comme secondaires ou ne relevant pas d’une « vraie culture ».
Dès les années 1970, durant toutes les années 1980, les jeunes gens qui en furent à l’initiative, étaient peu conscients qu’ils posaient les jalons d’une culture constestataire qui selon un reversement assez inimaginable croise aujourd’hui les aspirations des aménageurs et autres responsables politiques : une culture alternative devenue pour Berlin un véritable moteur économique, et ailleurs un modèle.
Comprendre ce renversement et ses effets, c’est considérer une histoire de plusieurs décénnies. C’est noter combien ces pratiques culturelles sont aussi des pratiques économiques et des conduites urbaines liées à des contextes précis, qu’elles façonnent ceux qui les portent pour marquer en retour la ville, la construire dans son ensemble, jusqu’à donner aujourd’hui à Berlin son identité et le statut de « Capitale mondiale de la culture alternative ». Comme souvent dans l’histoire, ceux que l’on désignait comme les marginaux sont devenus le centre, ils font la dynamique d’aujourd’hui et le patrimoine de demain.
Une jeunesse aux aspirations révolutionnaires
Dans le contexte contestataire des années post-1968, Berlin a d’abord bénéficié du développement dans les jeunesses allemandes, à l’échelle de la République fédérale, d’un antimilitarisme et d’une politisation d’extrême gauche, teintée d’aspiration révolutionnaire bien plus prononcée que dans n’importe quel pays européen. En un tout lié, bien que les acteurs puissent se distinguer voire s’affronter, plusieurs dimensions s’articulaient : la honte coupable des « jeunes générations » de l’héritage de la Seconde Guerre mondiale ; les mouvements pacifistes et écologistes prenant corps notamment lors des manifestations contre l’implantation de missiles de l’OTAN et la construction de centrales nucléaires ; un anti-consumérisme renvoyant lui-même aux premières infléxions écologistes ; les mouvements de luttes pour l’égalité des genres, les droits des minorités sexuelles, puis les revendications ethniques.
Les acteurs alternatifs ne sont pas homogènes, si certains courants situent plus leur action dans le domaine politique, d’autres, dès cette époque, se montrent plus préoccupés par les questions sociales, culturelles voire artistiques.
Ces différents faisceaux d’actions, de réflexions et d’acteurs se croisent en République fédérale allemande selon un processus au fondement même de la “culture alternative”. Cet ensemble est le foyer d’évolution de « valeurs de gauche » que l’on retrouvera jusqu’à l’extrême dans des mouvements dits « autonomes », voire terroristes (Rote Armee Fraktion). L’histoire alternative des années 1970 aux années 1990 relève ainsi d’un passage de la radicalité révolutionnaire à une posture citoyenne consensuelle, participative, inventive et active. Avec le temps, la problématique générale se déplace. Elle passe d’une focalisation sur la question politique à des enjeux plus sociaux et culturels, bien que chacun de ces registres soient toujours aujourd’hui présents et articulés en proportion variable.
Un environnement propice au développement d’une culture alternative
Dans le contexte de la République fédérale allemande, il est un élément spécifique à la ville de Berlin occupée par les alliés qui permet de comprendre en partie que le développement de la “culture alternative” se fasse là, principalement dans le quartier de Kreuzberg et non ailleurs. Il s’agit d’une disposition administrative de la ville sous administration alliés qui exemptait du service militaire toute personne y résidant.
La possibilité d’échapper au service militaire fut un élément d’attraction majeur pour des jeunes gens « en révolte » contre les institutions en général et l’armée en particulier. C’est à Berlin, du fait de ce rassemblement d’individus qui partagent une posture de défiance vis-à-vis des institutions et de certaines valeurs occidentales des « Trente glorieuses », que se produit l’émergence et la formalisation de l’aspect fondamental de ce qui fait la « culture » : des modes de vie, des techniques et des savoir-faire, une économie et des croyances.
Cependant, l’alternative sociale, politique et culturelle qui dure jusqu’à aujourd’hui ne s’improvise pas. L’élément juridique est catalyseur, mais n’implique pas la pérennisation. Dès les années 1970, les squats apparaissent à Kreuzberg, quartier en « cul-de-sac », confiné contre le mur, quartier en marge qui accueille les « marginaux », éloignés des préoccupations de communication et de prestige de Tiergarten.
Le squat est alors un acte politique autant qu’économique. La période d’après-guerre allant jusqu’à la fin des années 1970, relève ainsi d’une invention et d’un apprentissage de l’alternative en acte, pragmatique. Les manifestations, les luttes contre la police, sont l’occasion d’invention de savoir-faire de résistance qui seront réutilisés et améliorés à Berlin[1] pour faire que les squats perdurent. Savoir-faire de lutte, savoir occuper, mais aussi savoir-faire de négociation, de diplomatie et de communication propre à convaincre les responsables politiques, comme les populations, du bien-fondé, de la légitimité de certaines occupations illégales.
L’alternative n’existe cependant pas uniquement dans la lutte. Ce qui est frappant durant toute cette période, c’est la recherche constante et l’invention sociale, éducative, politique et économique. Kreuzberg, mais aussi l’Est de Tiergarten et Tempelhof sont ainsi des quartiers d’expérimentation sociale et culturelle d’envergure dans les premiers squats tout au long des années 1970-1980. Des modèles existent ailleurs, le Melkweg à Amsterdam, des expériences communautaires aux Etats-Unis. La plupart adopte un modèle économique élémentaire. Il se constitue autour d’un bar, d’un café/restaurant et d’une salle de concert. Ce modèle permet le développement d’une économie collective à l’écart du marché traditionnel, une certaine indépendance, mais qui en reprend les notions d’échanges et de commerce. Cette économie financera et permettra l’expérimentation sociale : vie collective, questionnement sur la famille, l’égalité des sexes, de nouvelles formes d’éducation, le rapport à la propriété foncière, un projet social et politique en somme.
Parmi les expériences marquantes, celle de la Ufa Fabrik située dans le quartier de Tempelhof est exemplaire de l’évolution d’une posture contestataire radicale à l’expérimentation sociale, économique et même écologique intégrée à un quartier. A l’origine squattés, les anciens locaux de production cinématographique de la Ufa sont devenus un équipement culturel, sportif, une école, un jardin public où fleurissent de nombreux commerces depuis 1979. Les initiateurs du projet résident toujours sur le site qui accueille aujourd’hui plus de 400 000 visiteurs par an venus du quartier et du monde entier.
La chute de l’Etat Est-allemand
La mobilité n’est pas toujours une affaire de déplacement physique. Novembre 1989, l’ouverture du mur, replace au centre de Berlin le quartier de Kreuzberg. Berlin connaît alors une nouvelle étape du développement des milieux alternatifs. Une nouvelle fois, un élément juridique intervient qui permet de comprendre son amplification et la multiplication des squats à Berlin-Est, dans les quartiers de Mitte et Prenzlauer Berg.
Dès 1989, de nombreux acteurs des milieux alternatifs profitent du vide juridique concernant la propriété foncière à Berlin-Est, suite à la fin du régime Est-allemand, pour occuper plusieurs dizaines d’immeubles. L’Etat Est-allemand propriétaire a disparu, les anciens propriétaires ne se manifestent pas toujours pour récupérer leurs biens perdus après la Seconde Guerre mondiale. Les bâtiments étaient vides, sans affectation immédiate ou propriétaire, une opportunité pour des squatteurs expérimentés de Kreuzberg, des jeunes de Berlin-Est, ou d’autres venus de RFA par ces réseaux, attirés par l’ampleur de l’événement que constituait la « chute du mur ».
Mais les contextes locaux sont ici aussi à prendre en compte : une partie des réseaux de squatters qui existaient encore à Kreuzberg étaient rattrapés par les évolutions urbaines du quartier, sa rénovation. Menacés d’expulsion, certains se sont déplacés opportunément à l’Est, vers Mitte et Prenzlauer Berg où ils étaient rejoints par des individus venant d’Allemagne de l’Ouest et de l’Europe entière.
Outre cet élément juridique lié à la disparition du régime Est-allemand, la multiplication des squats de Berlin-Est se fonde sur l’expérience acquise antérieurement. On retrouve dans ce développement et la pérennisation des squats les compétences de résistance et de communication ainsi que les capacités à développer une économie donnant une autonomie et des moyens de survie (modestes) à chaque squat, au fondement de l’économie créative actuelle.
Entre 1989 et 1994, certains squats étaient ainsi constamment sous la menace d’interventions policières pour être évacués. Les assauts étaient alors fréquents. Il était commun, dans les rues de Prenzlauer Berg, de croiser des colonnes de policiers en casques et en armes.
Pour l’aspect économique, le modèle simple longuement expérimenté dans les années 1980 était remis en place dans la quasi-totalité des squats, qui n’étaient que rarement des squats d’habitation uniquement. Le modèle était celui de squat/café/ lieu de diffusion culturelle. Entre 1989 et 1994, des dizaines de petits squats sont apparus à Prenzlauer Berg et Mitte. Des lieux phares ont émergé. Ils proposaient une programmation à caractère innovant axée sur les musiques amplifiées et des formes originales de spectacle vivant et d’arts plastiques : le Tacheles, le PfefferBerg, la KulturBraureï.
Dans les squats étaient posées les bases d’une économie de la culture privée, associative qui répondait à une volonté d’autonomie d’une part, mais aussi à un contexte politique et économique désastreux du fait de la réunification allemande, et la quasi disparition de financements publics pour la culture[2].
Les squats repoussés à la périphérie
Après la période d’illégalité, les squats se sont raréfiés sans disparaître, repoussés vers des périphéries toujours plus lointaine sous la pression immobilière. Certains lieux ont été fermés par la police, d’autres légalisés, certains rachetés par leurs occupants. Jamais cependant ils n’ont perdu totalement leur originalité alternative, leur inventivité socio-économique, leurs modes de fonctionnement et l’ambiance qui leur est propre, qui participe de l’ambiance générale de la ville. Une bonne part de ceux qui y firent leurs premières expériences économiques sont devenus les acteurs des industries créatives et les artistes d’aujourd’hui.
Ces lieux si particuliers, cachés ou offerts aux touristes, donnent toujours à Berlin son caractère culturel incomparable parmi les capitales européennes. Cette originalité puise dans 50 ans d’histoire et attire des jeunes européens par milliers, garants du dynamisme et de l’attractivité présente et à venir de la ville.
[1] Amsterdam est alors aussi un foyer d’invention des compétences de résistance ici évoquées. Des échanges existent. Ces compétences et savoir-faire seront diffusés dans toute l’Europe dès la fin des années 1970.
[2] Le contexte n’était pas simple et l’invention économique nécessaire. Durant les années 1990, la ville de Berlin était dans une situation de quasi-faillite et les subventions publiques étaient rares. Les milieux culturels alternatifs ont fait face à cette situation en inventant une économie qui, en bien des aspects, relève d’une économie libérale totale, affranchie des règles étatiques, puisque ni TVA ou autres charges n’y étaient appliquées, ni aucun droit du travail n’y était respecté.
15 mai 2016